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Al-farabi

ARAAmmar al-Talbi 

BI (259-339 H/872 – 339 Hh/950) par ‘Ammar al-Talbi

 De tout temps, les penseurs se sont posés la question de savoir ce qu’il faut que l’être humain apprenne pour être de son époque, vivre intelligemment dans sa société et être un citoyen utile tout à la fois à lui-même et à sa communauté, d’où l’importance de l’éducation. Dans celle-ci, ce sont les objectifs qui priment ; les moyens de les atteindre ne viennent qu’ensuite. Or c’est à la philosophie qu’il incombe de déterminer ces objectifs, et là, elle peut se trouver en position conflictuelle avec la religion ; à cet égard, la civilisation islamique a connu bien des controverses entre docteurs de la Loi (fuqaha’) et philosophes qui avaient, les uns et les autres, leur opinion en matière de gnoséologie. La présente étude a pour objet de mettre en évidence la dimension éducative dans le système philosophique d’Abu Nasr al-Farabi, aspect fort peu connu, les chercheurs s’étant surtout intéressés à la logique, à la métaphysique et à la politique en négligeant sa conception de l’éducation. Ils savent pourtant qu’al-Farabi a étudié la République de Platon et que cette œuvre, qui l’a sans nul doute influencé, porte essentiellement sur l’éducation, comme en conviennent d’ailleurs les historiens de la philosophie2. Al-Farabi pouvait d’autant moins ignorer cette dimension de la philosophie platonicienne qu’il a rédigé un résumé des Lois de Platon, ouvrage qui présente, on le sait, ses ultimes pensées sur l’éducation.

Qui est donc al-Farabi et quelle est sa conception de l’éducation ? Al-Farabi naquit à Wasij, dans le district de Farab, au Turkestan, en 872 (259 de l’Hégire) dans une famille de nobles. Son père, d’origine persane, avait exercé un commandement militaire à la cour turque. A Bagdad, al-Farabi étudie la grammaire, la logique, la philosophie, la musique, les mathématiques et les sciences ; il y suit l’enseignement de Abu Bishr Matta b.Yunus (mort en 942/329 H), célèbre traducteur et commentateur des philosophes grecs ; à Harran, il fut disciple du nestorien Yuhanna b. Haylan (mort en 941/328 H). Il appartient donc à l’école philosophique d’Alexandrie qui s’était installée successivement à Harran, Antioche et Merv avant de se fixer à Bagdad. Au cours de ses années d’études, al- Farabi accumule une connaissance telle de la philosophie qu’elle lui vaudra le surnom de « Second Maître », par référence au « Premier Maître », Aristote.

En 943 (330 H), il s’installe à Alep où il devient membre du cercle littéraire de la cour de Sayf al-Dawla Hamdani (mort en 968/356 H). Al-Farabi aime à s’isoler dans la nature pour méditer et écrire et c’est sans doute parce qu’il désespère de réformer sa société qu’il verse dans le soufisme. Ses voyages l’amènent en Égypte et c’est à Damas qu’il s’éteint en 950 (339 H) à l’âge de quatre-vingts ans3 La grande passion d’al-Farabi est de comprendre l’univers, l’être humain et la place que celui-ci y occupe, en vue de parvenir à une représentation globale du monde et de la société. Il étudiera avec soin la philosophie de l’Antiquité, en particulier celle de Platon et d’Aristote, s’imprégnant d’éléments platoniciens et néoplatoniciens, qu’il intègre à la civilisation arabo-islamique dont la principale source est, on le sait, le Coran et les diverses sciences qui en dérivent.

Al-Farabi marque un tournant dans l’histoire de la pensée philosophique islamique : il est le véritable fondateur de la gnoséologie, qui repose sur la raison universelle et les démonstrations qu’elle administre. Le climat intellectuel, politique et social de son temps explique sans doute sa démarche car cette époque agitée voit en effet le califat islamique central se fragmenter en Etats et émirats indépendants à l’Est comme à l’Ouest ; les sectes et les écoles de pensée (madhahib) se multiplient, portant un coup sévère à l’unité intellectuelle et politique de la communauté (oumma). Aussi le souci d’al-Farabi est-il de redonner son unité à la pensée islamique en mettant l’accent sur la gnoséologie démonstrative. Fondateur de la logique dans la culture islamique, il reçoit pour cette raison même le surnom de « Second Maître » évoqué plus haut. Il se préoccupe aussi de restaurer l’unité en politique4, faisant de la science politique un axe majeur de sa philosophie, en s’inspirant de l’ordre qui régit la nature mais aussi du Coran qui souligne la relation entre gnoséologie et valeurs (axiologie). Pour lui, la finalité première de la connaissance doit être la connaissance de Dieu et de ses attributs, une connaissance qui marque profondément le comportement moral de l’être humain et aide celuici à trouver la voie qui permet d’atteindre la fin ultime de son existence, tout en contribuant, indirectement, à éveiller l’intellect et à le conduire à la sagesse qui, pour al-Farabi, est le stade suprême de l’épanouissement intellectuel auquel l’homme puisse accéder ici-bas5. Ainsi, le sujet central de sa philosophie est l’unité de la société et celle de l’Etat, qui se réalisent par l’union de la pensée, de la sagesse et de la religion — elles-mêmes fondements du gouvernement de la communauté, qui doit être à l’image de l’unité et de l’ordre de l’univers. De fait, al-Farabi compare souvent l’ordre et l’unité de la cité à ceux de l’univers. Philosophie et religion sont donc chez lui deux expressions d’une seule et même vérité et ne diffèrent que dans le mode d’expression : la philosophie explique la religion et la démontre ; elle n’est pas en conflit ni en contradiction avec elle. C’est pour cette raison aussi que nous le voyons concilier la philosophie de Platon et celle d’Aristote afin d’établir l’unité de l’intellect : entre Platon et Aristote, il y a selon lui unité générale de pensée, les divergences n’étant que de détail. L’important, sur ce point, est qu’al-Farabi expose ce qui était tabou à l’époque hellénistique, à savoir la catégorie logique qu’est la « démonstration » dont il montre la fonction sociale et éducative dans la formation de l’esprit et de la conscience politique. Les finalités de l’éducation L’éducation est en effet l’un des phénomènes sociaux les plus importants dans la conception philosophique d’al-Farabi. Elle a charge de l’âme humaine et doit veiller à ce que l’individu soit préparé, dès son plus jeune âge, à devenir membre de la société, à réaliser sa perfection propre et à atteindre par là la finalité en vue de laquelle il a été créé. Mais s’il est vrai qu’on ne trouve pas d’ouvrage spécifiquement consacré à l’éducation dans l’œuvre d’al-Farabi, le lecteur attentif n’y rencontre pas moins çà et là divers textes à contenus clairement éducatifs en harmonie avec son système philosophique d’ensemble lequel tend à intégrer des concepts distincts en une vision unifiée du monde. En substance, on peut dire que pour al-Farabi l’éducation consiste en l’acquisition par l’individu de valeurs, de connaissances et d’aptitudes pratiques, à une époque et dans une culture déterminées. Elle a pour objet de conduire l’individu à la perfection puisque l’être humain a été créé dans ce but et que la finalité de son existence ici-bas est d’atteindre la félicité qui est la perfection suprême, le bien absolu6. Selon al-Farabi, l’homme parfait (al Insan al kamil) est celui qui atteint la vertu théorique — parachevant par là sa connaissance intellectuelle — et qui acquiert les vertus morales pratiques — devenant ainsi parfait dans son comportement moral — puis, couronnant d’une puissance active ces vertus théoriques et morales, les ancre dans l’âme des membres de sa communauté7 lorsqu’il accède au pouvoir politique, devenant dès lors un modèle pour les autres. Al-Farabi unit valeurs morales et valeurs esthétiques : le bien est beau et le beau est bon, le beau étant ce que prisent les hommes de raison8. La perfection qu’il attend de l’éducation allie donc le savoir à un comportement vertueux ; elle est tout à la fois le bonheur et le bien.

La perfection théorique et pratique n’est accessible qu’au sein de la société car c’est celle-ci qui éduque l’individu et le prépare à devenir un être libre. Hors de la société, il ne saurait être qu’une bête sauvage9. On peut donc dire qu’une des finalités de l’éducation est de façonner la communauté idéale, « celle dont toutes les cités s’entraident pour atteindre la félicité »10.

L’éducation vise aussi à former les chefs politiques, « l’ignorance étant plus néfaste chez les rois que chez les gens du commun »11. Pour al-Farabi, de même que le corps a besoin d’aliments, que le navire ne peut se passer de capitaine, de même l’âme doit dicter le comportement moral et de même les citoyens ont impérieusement besoin d’un chef qui mène une politique satisfaisante, gérant convenablement leurs affaires et leur procurant le bien. Dans la vie sociale, il y a complémentarité entre l’individu, la famille et la cité : « Ce qui vaut pour toutes les cités, vaut pour chaque foyer familial et pour chaque homme »12. Al-Farabi considère le chef politique comme un médecin des âmes dont l’art politique est à la santé de la cité ce que la science du médecin est à la santé des corps. L’action de l’homme politique ne doit pas se limiter à l’organisation et à la gestion des cités, en faisant que leurs habitants s’entraident pour faire triompher le bien et éliminer le mal ; il lui faut aussi user de son art politique pour défendre les vertus et les bonnes actions qu’il a commencé par inculquer aux citoyens13 afin qu’aucune imperfection ne les affecte. Entre autres, le chef politique doit posséder la « puissance délibérative » — une capacité « intellectuelle qui lui permette d’identifier le plus utile et le plus beau dans la recherche vertueuse du bien d’autrui »14. La santé de la cité reflète « l’équilibre des mœurs de ses citoyens »15 et cet équilibre est l’un des objectifs majeurs que doit viser l’éducation. Lorsque les mœurs se relâchent et que la confusion règne dans les comportements et les opinions, la cité est malade parce que privée de ces valeurs communes qui gouvernent la vie des citoyens. En conséquence, la morale est une finalité fondamentale de l’éducation. Al-Farabi définit les vertus comme les « dispositions de l’âme par lesquelles l’être humain accomplit les bonnes et belles actions [...] Elles peuvent être soit morales, soit intellectuelles ; les vertus intellectuelles, qui appartiennent à la partie raisonnable de l’être humain, sont par exemple la sagesse, le bon sens, l’ingéniosité et l’intelligence. Les vertus morales, qui appartiennent à la partie appétitive, sont, entre autres, la tempérance, le courage, la générosité et la justice »16. Il faut ancrer ces vertus dans l’âme de l’individu afin qu’il les mette en pratique, « les quête ardemment, n’en souffre pas, mais au contraire y trouve plaisir […] et pour qu’en permanence il désire ardemment des fins réellement bonnes et en fasse son objectif »17. Parmi les autres buts assigné à l’éducation, al-Farabi évoque la « maîtrise des arts », puisque, selon lui, la perfection dans les arts théoriques et pratiques est l’un des sens de la sagesse, les sages étant « ceux qui excellent dans les arts et y atteignent la perfection »18.

Ainsi, pour al-Farabi, une des finalités de l’éducation est de combiner savoir et pratique, car les connaissances ont pour vocation de s’appliquer et la perfection dans ce domaine consiste à les traduire en actes : « Ce qui est susceptible d’être enseigné et mis en pratique n’atteint sa perfection que par cette mise en œuvre même »19. Les sciences ne méritent leur nom que si elles se matérialisent en réalité tangible, sinon elles sont vaines et inutiles. Les vraies sciences pratiques « sont celles qui sont associées à l’aptitude à l’action »20 et la perfection ultime est « celle que l’être humain atteint à la fois par le savoir et par l’action »21. De plus, lorsqu’on acquiert des connaissances spéculatives sans être à même de les mettre en pratique, on ne possède qu’une sagesse imparfaite22.

Quant à la réalisation de ces objectifs et à la supervision de l’éducation et de l’enseignement, al-Farabi convient avec Platon et l’imamisme duodécimain que c’est à l’imam, au gouverneur ou au philosophe qu’en incombe la responsabilité23. Et comme le législateur est aussi celui qui gouverne, al-Farabi en conclut que la loi a une fonction pédagogique : « Dans la langue arabe, l’imam est celui dont on suit l’exemple et qui est bien accepté »24. Edicter la loi qui s’applique à la société vise non seulement à faire en sorte que « les citoyens soient obéissants et attentifs, mais aussi qu’ils aient des mœurs louables et des coutumes acceptables »25. Aussi, pour al-Farabi, celui qui édicte les lois doit-il s’y soumettre avant même d’exiger des autres qu’il s’y conforment : « Celui qui énonce les lois doit d’abord les mettre en pratique et ensuite seulement les rendre contraignantes »26. Car il ne sera pas accepté par ceux qui sont soumis à son autorité, ni apprécié d’eux, s’ils ne le voient observer ses propres lois. En somme, la loi a une fonction éducative dans la mesure où elle contribue à inculquer les vertus lorsque les dirigeants s’y conforment et s’érigent en modèles pour le peuple. A cet effet, il faut que le législateur soit formé dès son plus jeune âge aux affaires politiques27 et que l’imam ou le calife qui légifère se donne pour but de plaire à Dieu. Sont aptes à légiférer ceuxlà seuls que Dieu y a préparés, parmi lesquels le Prophète, qu’al-Farabi définit comme « celui qui énonce les traditions et les prescriptions divines, qui dirige la communauté par l’incitation et l’intimidation »28. Il incombera donc au calife de continuer à tenir le rôle éducatif qu’avait assuré le Prophète. L’Etat, estime al-Farabi, doit affecter un budget à l’enseignement en prélevant une part de l’aumône (zakat) et de l’impôt foncier (kharaj), ainsi que des autres ressources de l’Etat : « Les impôts et taxes (zakat, kharaj et jizya) sont de deux sortes : les uns sont prélevés aux fins d’entraide et les autres pour l’éducation des enfants »29.

La nature et l’éducation

Nombreux sont les termes techniques employés par al-Farabi pour évoquer ce concept : discipline (ta’dib)30, correction (taqwim)31, formation (tahdhib)32, orientation (tasdid)33, instruction (ta’lim)34, exercice/apprentissage (irtiyad)35 et éducation (tarbiya)36. Pour lui, les bonnes manières ou la culture (adab), au sens éducatif, est la « réunion des dispositions au bien »37, alors que la discipline (ta’dib) est la « manière de susciter les vertus morales et les arts pratiques dans les nations »38. Quant à l’instruction (ta’lim), elle consiste à « susciter les vertus théoriques dans les nations et les cités »39. Al-Farabi distingue donc entre l’instruction (ta’lim) et la discipline (ta’dib). La première est la manière de faire acquérir la culture théorique, et elle se fait essentiellement par la parole. La seconde forme le comportement moral et fait acquérir des éléments techniques et des compétences pratiques. Il s’agit donc de deux voies différentes. Mais al-Farabi n’en est pas resté à cette distinction, puisqu’il a redéfini l’instruction comme englobant la discipline40.

Al-Farabi divise l’instruction en instruction « particulière » et instruction « générale ». La première est celle « qui se fait exclusivement par la démonstration »41. Ce type d’instruction est destiné à l’élite, « qui ne se limite point, dans ses connaissances spéculatives, à ce qu’on attend de ceux qui expriment l’opinion commune, car dans les nations comme parmi les citoyens, il y a l’élite et le commun. Le commun désigne ceux qui se limitent dans leurs connaissances théoriques — que cela leur soit ou non imposé — à ce qu’on attend de ceux qui expriment l’opinion commune »42. C’est l’élite de l’élite qui exerce la direction des affaires43. C’est pour cela qu’il existe différentes méthodes d’enseignement : « Les méthodes persuasives et descriptives servent à l’instruction du commun et des masses dans les nations et les cités, tandis que les méthodes par les démonstrations [...] servent à instruire ceux qui sont appelés à faire partie de l’élite »44 — ceux qui, à l’épreuve, s’avèrent doués d’une intelligence supérieure.

Al-Farabi pense que l’éducation repose sur l’idée que l’être humain a des dispositions innées. C’est ce qu’il appelle la « nature », « c’est-à-dire le pouvoir dont est doté l’être humain en venant au monde et qu’il ne saurait acquérir »45. Tout être humain sain d’esprit la possède comme le tout comprend la partie46. Al-Farabi parle également desciences premières ou de principes premiers 47. A la différence de Platon, il attribue une place essentielle à la perception sensorielle. Il décrit les sens comme « les voies par lesquelles l’âme humaine accède aux connaissances »48. La connaissance commence donc par les sens, puis devient une représentation mentale grâce à l’imagination car tout ce que comprend l’âme comporte une part d’imagination. A l’origine de la connaissance, il y a les sens49. Al-Farabi rappelle à cet égard une remarque d’Aristote dans le Livre de la démonstration (Les Seconds Analytiques) : « Celui qui perd une sensation perd une connaissance »50. L’une des fonctions de l’imagination est de conserver les images perçues51 qui deviennent en définitive des acquis intellectuels. Certaines de ses vues, qui évoquent ce que nous appelons aujourd’hui la psychologie générale et la psychopédagogie, feraient l’objet d’une étude intéressante52. Cependant, bien qu’il adopte l’idée de connaissance sensorielle, il considère que les sens ne sont que les instruments de l’âme qui, elle, a la capacité de connaître. Il rappelle que Platon considère que l’apprentissage repose sur la « mémoire » et donne comme exemple la notion d’« égalité » qui, selon lui, est ancrée dans l’âme : en présence d’un morceau de bois égal à un autre, on perçoit cette égalité, c’est-à-dire qu’on a présente à la mémoire la notion d’« égalité inscrite dans l’âme et on sait qu’il en est ainsi en comparant cette égalité à celle qui se trouve dans l’âme. Quiconque apprend procède de même, en se rappelant ce qui est déjà dans son âme »53. Nous trouvons la même idée chez al-Baruni (mort en 1049/444 H) : « L’apprentissage n’est que le souvenir de ce que nous avons appris dans le passé [...] L’oubli est la disparition de la connaissance et le savoir le souvenir ce que ce l’âme a connu avant d’entrer dans le corps »54. Les méthodes d’enseignement Pour al-Farabi, on l’a vu, la méthode d’enseignement doit être adaptée au niveau des élèves, selon qu’ils appartiennent au commun ou à l’élite. Il considère l’éducation comme indispensable à chaque individu de la communauté car sans elle il est impossible d’atteindre la perfection et le bonheur. Si donc l’éducation doit être dispensée à tous, la méthode d’enseignement doit cependant varier en fonction de la catégorie à laquelle elle est destinée. Il distingue ainsi deux méthodes principales : celle destinée aux masses, qui repose sur la persuasion ; celle destinée à l’élite, qui se fonde sur la démonstration. En outre, la méthode d’enseignement doit varier selon la matière enseignée. Ainsi, l’enseignement des vertus intellectuelles théoriques se fait par la voie démonstrative, à la différence de l’enseignement des arts pratiques et des métiers qui se fait par la persuasion. La méthode démonstrative fait appel à la parole. Cette instruction auditive, selon les termes mêmes d’al-Farabi, est donc « celle dans laquelle le maître recourt à la parole »55 pour les choses que l’on peut enseigner ainsi. Elle permet d’acquérir les vertus théoriques. Quant à la méthode persuasive, elle repose à la fois sur la parole et sur l’action et convient à l’enseignement des arts appliqués et des vertus morales56. A l’instar de Platon, al-Farabi recourt au dialogue ou au débat57, même s’il ne le considère pas comme le moyen privilégié de s’affranchir du monde sensible pour atteindre le monde des intelligibles, en partant d’idées contradictoires pour aboutir à l’unité. Il insiste sur l’importance du débat et du dialogue dans l’enseignement, mentionnant deux méthodes — la dialectique et la rhétorique, qui l’une et l’autre « peuvent être utilisées oralement ou par écrit »58. Or, quand on s’adresse aux gens du commun, il faut le faire par les moyens les plus 6 proches de leur entendement, de manière à leur faire comprendre ce qu’ils sont capables de comprendre. Le discours persuasif consiste, selon la définition d’al-Farabi, à « persuader l’auditeur de choses qui tranquillisent son âme mais sans aller jusqu’à le convaincre »59, contrairement au discours démonstratif qui « vise à enseigner la vérité, à la démontrer par des éléments susceptibles d’aboutir à la connaissance certaine »60. C’est l’excellence de la persuasion qui conduit l’auditeur « à faire la chose dont il est convaincu du bien-fondé »61. De même, l’excellence du pouvoir de suggestion a une influence sur la poésie et d’autres arts comme la musique : « l’âme de l’auditeur s’élève jusqu’à rechercher la chose évoquée ou la fuir, la désirer ou la détester »62. En bref, ce à quoi vise la méthode rhétorique c’est donc seulement de persuader sans convaincre, ce qui nécessite des démonstrations précises tandis que ce à quoi vise la méthode démonstrative, c’est d’acquérir la certitude par des preuves fiables. Quant à la méthode par le débat contradictoire, elle cherche à dominer l’interlocuteur, à faire triompher une idée déterminée, à pousser jusqu’au bout une opinion jusqu’à ce que l’adversaire la tienne pour certaine, sans pour autant qu’elle le soit. Cette méthode est employée avec les obstinés. Al-Farabi recourt aussi à un autre discours qu’il appelle « discours scientifique », à savoir celui « qui sert à acquérir la connaissance d’une chose donnée »63 soit par l’interrogation sur cette chose, soit par les réponses obtenues soit, enfin, par la résolution d’un problème scientifique64 Al-Farabi résume ce qui précède dans son ouvrage « Al-Alfaz al-musta’mala filmantiq. » en disant que l’enseignement revêt deux formes : l’écoute qui est l’apprentissage basé sur la parole et l’imitation qui repose sur l’observation des actions d’autrui en vue de les copier et de les appliquer. Averroès est du même avis quand il affirme qu’« il y a deux sortes d’apprentissage : par la parole et par l’imitation »65, celle-ci consistant à prendre un modèle et à le suivre.

Al-Farabi donne à l’imagination un rôle pédagogique certain, faisant de la « représentation » un moyen d’enseigner aux gens du commun beaucoup de concepts difficiles à appréhender. A cet effet, l’éducateur recourt à des métaphores ou à des illustrations appropriées66. Il est normal, en effet, que les gens ordinaires se limitent, pour ce qui est des connaissances spéculatives, à ce que requiert l’opinion commune. Le maître emploie donc des méthodes de persuasion et de suggestion67. Cette capacité d’évoquer les choses en usant de métaphores est utile dans deux domaines : celui de l’enseignement et de l’orientation et celui de l’affrontement avec un contradicteur qui s’obstine à nier les voies de la vérité68.

En bref, on peut donc dire que pour al-Farabi les fondements de l’enseignement se ramènent à faire comprendre une chose en en établissant le sens dans l’esprit, d’une part ; à faire accepter ce qui a été compris, d’autre part. Faire comprendre implique que l’essence de la chose soit saisie par l’intellect et que l’on se représente la chose à l’aide de ce qui lui ressemble. Quant à l’acceptation, on l’obtient soit par la démonstration qui conduit à la certitude et c’est la méthode de la philosophie ; soit par la persuasion qui est la méthode de la religion69.

Parmi les techniques auxquelles s’intéresse al-Farabi figure ce qu’il appelle l’accoutumance, qu’il définit comme « un état par lequel l’être humain acquiert une disposition naturelle ou échappe à une autre, fortuite celle-là ; j’entends par là la répétition très fréquente d’un seul et même acte, longtemps et à intervalles rapprochés »70. Les vertus morales s’acquièrent par l’accoutumance et la répétition jusqu’à devenir un état permanent de l’âme, dont procèdent les actes moraux vertueux71. Un noble caractère s’acquiert par l’accoutumance et un caractère n’est noble que lorsque les actes qui en découlent sont dans le juste milieu, sans excès ni carence72. Nous retrouvons là la théorie aristotélicienne de la véritable nature de la vertu et du moyen de l’acquérir, mais al-Farabi illustre cette thèse en affirmant : « La preuve 7 de ce que la morale est le fruit de l’habitude est ce que nous voyons dans les cités : les détenteurs du pouvoir politique rendent les citoyens meilleurs en les habituant aux bonnes actions »73. Non seulement l’accoutumance est un technique pour apprendre les vertus morales mais elle sert aussi à enseigner d’autres choses, comme l’écriture par exemple : « La maîtrise de l’écriture s’obtient par l’imitation d’un bon calligraphe et il en est de même de tous les arts »74.

En bref, la méthode répétitive convient à l’enseignement de la morale et des arts pratiques et l’accoutumance se fait d’une part par le discours persuasif et affectif, — qui les enracine dans les âmes, de sorte que les apprenants décident d’eux-mêmes de les pratiquer ; d’autre part par la contrainte, qui est utilisée avec « les citoyens […] désobéissants qui ne sont pas enclins à bien agir spontanément et qui restent sourds aux discours, ainsi qu’avec ceux d’entre eux qui désobéissent et cette méthode continuera d’être utilisée aussi longtemps qu’ils n’ont pas assimilé les sciences théoriques qui leur sont enseignées »75 Al-Farabi parle de voie de la liberté et de voie de l’asservissement et de la sujétion. L’obéissance est liberté alors que la contrainte est asservissement et sujétion76. Celui qui gouverne a recours à deux types de personnes vertueuses, techniquement compétentes, pour éduquer ceux, d’une part, qui acceptent de plein gré de se laisser discipliner, et ceux, d’autre part, qui ont besoin qu’on use avec eux de coercition. La même approche s’applique dans les foyers puisque il est des enfants que l’on éduque par la douceur et la persuasion, d’autres par la contrainte. La responsabilité globale de cette éducation incombe à celui qui gouverne car « c’est le roi qui éduque et instruit la nation »77. Al-Farabi mentionne une autre méthode, l’« apprentissage par cœur » qu’il divise en deux éléments : d’abord l’apprentissage de termes et d’expressions que l’auditeur répète jusqu’à les mémoriser — c’est le cas de l’apprentissage de la langue, du Coran et des chants ;

le deuxième type d’apprentissage va plus loin que la simple mémorisation en ce qu’il vise à « graver le sens de ces expressions dans l’âme de l’auditeur »78. Interrogé sur le point de savoir s’il était préférable de comprendre ou de mémoriser, al- Farabi répond : « Mieux vaut comprendre car la mémorisation s’applique davantage aux mots et expressions, c’est-à-dire aux détails [...] ce qui est infini ou presque et n’a guère d’utilité ni pour les individus ni pour les catégories [...] Quant à la compréhension, elle se préoccupe du sens, des universaux, des lois — choses limitées, finies et qui sont les mêmes pour tous. Celui qui s’engage dans cette voie y trouve profit. De même, dans les activités qui lui sont spécifiques comme l’analogie, l’organisation, la politique et la prévision des conséquences, si l’être humain devait n’apprendre que les détails, il ne serait pas à l’abri de l’erreur [...] En revanche, celui qui s’appuie sur les principes et les concepts généraux et à qui on expose quelque chose peut se référer à ce qu’il a compris des principes et comparer ceci à cela. Il est donc clair que la compréhension est préférable à la mémorisation »79. L’enseignant et l’apprenant L’enseignant doit, selon al-Farabi, remplir des conditions morales et scientifiques. Il doit avoir un noble caractère, être détaché des désirs et n’aimer que la vérité80. Ne doivent éduquer et instruire les nations que les « gens vertueux, versés dans les arts logiques »81. L’art de l’enseignement doit être exercé de plein gré, sans contrainte, sauf en cas de force majeure. Les autres conditions scientifiques et pédagogiques que doit remplir le maître sont la maîtrise des bases de son art (spécialisation) et de ses lois ; la capacité de démontrer tout ce qui est démontrable chaque fois qu’on le lui demande ; la capacité de faire comprendre à autrui ce qu’il sait ; la capacité de réfuter les falsifications qui peuvent entacher son art82. 8 Quant à l’apprenant, notamment s’il souhaite étudier la philosophie, à la différence d’al-Ghazali (mort en 111/505 H) qui voulait qu’il ait préalablement « avoir appris le Coran, la langue et les sciences de la Loi »83, al-Farabi ne fait pas de l’apprentissage du Coran et des sciences de la Loi un préalable mais place l’apprentissage du religieux (fiqh) et de la théologie (kalam) à la fin du cursus. L’apprenant doit remplir en outre trois autres conditions : il doit pouvoir se représenter les choses et en comprendre le sens ; avoir accepté l’existence de ce qu’il s’est représenté ou de ce qu’il a compris ; enfin, pouvoir exposer ce qu’il s’est représenté et a accepté. Al-Farabi appelle ces trois éléments les « voies de l’enseignement » et estime qu’ils ne sont réunis que chez le maître84. Déjà Galien considérait que s’il voulait que son savoir dépasse celui des autres, l’apprenant devait être doué de la plus haute intelligence, commencer par la logique, désirer passionnément la connaissance de la vérité et étudier nuit et jour en sorte que tous ses efforts tendent à comprendre les opinions des Anciens. Plus encore : il fallait qu’il poursuive longtemps ses recherches afin de choisir celles de leurs opinions qui s’accordent avec les sens et rejeter celles qui y sont contraires, spécialement en médecine85. De la même manière, al- Farabi considère que l’étudiant doit s’employer avec toujours plus de zèle à apprendre et à étudier, évoquant l’image des gouttes d’eau qui, avec le temps, finissent pas pratiquer un trou dans la pierre. L’élève ne doit se soucier que du savoir, car celui qui court plusieurs lièvres à la fois finit par ne posséder que des connaissances confuses et désordonnées. L’apprentissage exige beaucoup de temps86. A l’élève qui veut s’auto-instruire par la lecture d’un ouvrage, al-Farabi recommande de commencer par chercher à connaître l’objet du livre, son utilité, ses parties, puis sa relation avec les sciences et la place qu’il occupe dans les diverse branches de la science87. Le programme d’études A toute époque, pour que l’éducation atteigne ses objectifs, il faut que soit établi un programme d’études détaillant les matières d’enseignement qui permettent à l’individu d’une part de connaître le patrimoine culturel de sa communauté et d’autre part d’acquérir les connaissances qui le feront accéder à la maturité de ses sentiments, de son jugement et de ses actes, ainsi que de se former un esprit critique. On considère qu’al-Farabi a été le premier philosophe musulman à avoir classé les sciences et les connaissances non seulement pour les recenser mais aussi dans un but pédagogique. Selon al-Farabi, la séquence pédagogique doit commencer par la langue et ses lois internes, en l’occurrence la grammaire, afin que l’élève puisse s’exprimer dans une langue déterminée comme ceux qui la parlent, faute que quoi il serait incapable de comprendre les autres et de s’en faire comprendre et son développement ne serait pas approprié. La maîtrise de langue commune, fondement de toutes les autres connaissances, est donc indispensable. Al- Farabi avait d’autant plus nettement conscience de la valeur de la langue et de son influence qu’il était lui-même polyglotte, et qu’il pouvait donc comparer les cultures et les langues88. Après la langue, la logique qui est l’instrument des sciences et de leur méthode et qui permet de réfléchir correctement ; parce qu’elle est aussi intimement liée à la première. D’ailleurs, en arabe, le mot « logique » (mantiq) englobe tant l’expression orale que la rigueur intellectuelle et c’est pourquoi, selon lui, la maîtrise de la langue précède celle des lois de l’esprit et la prépare89. Puis viennent les mathématiques, que les philosophes musulmans appellent les « enseignements » (ta’alim). Al-Farabi considère qu’il faut commencer par l’arithmétique, car elle constitue une étape importante dans l’ordre des sciences théoriques : « Celui qui désire apprendre l’art théorique doit commencer par les nombres puis passer aux grandeurs 9 (mesures) et ensuite à toutes les choses auxquelles sont associés les nombres et les grandeurs comme les perspectives (l’optique) »90. En effet, pour étudier l’optique, l’astronomie et les sciences naturelles en général, on a besoin des mathématiques dont l’arithmétique est une des bases. Al-Farabi divise les mathématiques en sept branches : « les nombres (l’arithmétique), la géométrie, la science des perspectives, l’astronomie scientifique (par opposition à l’astrologie), la musique, la dynamique et la science des machines (mécanique) »91. Les mathématiques comprennent également l’algèbre. Al-Farabi explique qu’il faut commencer l’enseignement par les mathématiques en faisant observer que les nombres et les grandeurs n’autorisent nulle confusion et que l’ordre parfait y règne. Modèle de précision et de clarté, elles forment l’esprit de l’étudiant à ces qualités. Il faut que l’étudiant aborde progressivement les différentes branches des mathématiques, en partant de l’immatériel et de l’inquantifiable pour passer à ce qui nécessite un peu de matière, et ainsi de suite. La géométrie vient après l’arithmétique et se fonde sur des démonstrations qui « donnent une connaissance parfaite, à l’abri de toute incertitude »92. Elle fait appel à deux méthodes : l’analytique et la structurelle. Viennent ensuite la science des perspectives, l’astronomie, la musique, la dynamique et la mécanique93 puis les sciences naturelles qui ont pour objet la matière (minéraux, végétaux, animaux, etc.). Après les sciences exactes viennent la théologie ou métaphysique, puis les sciences humaines (en particulier la science politique), le droit religieux (fiqh), la loi (qanum) et la théologie scolastique (kalam). Pour résumer, le programme d’études conçu par al-Farabi comporte un ensemble de sciences ainsi échelonnées : la science de la langue, la logique, les « enseignements » (mathématiques), les sciences naturelles, la théologie, la science civique (politique), le droit religieux, la théologie scolastique. Le trait d’union entre les sciences naturelles et la théologie est selon lui l’âme, qu’il intègre dans les sciences naturelles bien qu’elle comporte un aspect métaphysique. Il passe ensuite au « Principe premier » de tous les êtres puis revient aux sciences humaines, et d’abord à celle d’entre elles qui organise la société, puis à la loi qui régit les transactions, pour finir par la science qui défend les croyances sur lesquelles se fonde la société. Il convient de noter que dans son énumération des sciences, al-Farabi ne mentionne pas la médecine à laquelle il consacre par ailleurs tout un traité et qu’il évoque dans de nombreux textes, la qualifiant tantôt de science, tantôt d’art. De même, s’il ne mentionne pas dans le Kitab al-ihsa’ » [le Livre de l’énumération] l’éducation physique, il en parle cependant dans le Talkhis nawamis Aflatin [Compendium Legum Platonis], faisant observer qu’elle est non seulement utile au corps mais qu’elle contribue aussi à la santé de l’âme : « La santé du corps entraîne la santé de l’âme »94. On peut dire qu’al-Farabi a conçu un programme d’éducation mathématique qui s’apparente à celui de Platon. En écho à la célèbre formule inscrite sur le fronton de l’Académie (« Nul n’entre ici s’il n’est géomètre »), Al-Farabi affirme que « les démonstrations en géométrie sont les plus justes de toutes les démonstrations »95. Al-Farabi se réfère à une autre théorie, soutenue par les disciples de Théophraste, selon laquelle l’éducation commence par la réforme des mœurs « car celui qui ne parvient pas à réformer ses mœurs ne peut apprendre correctement une science »96, ainsi qu’à une troisième théorie, celle de Bœthius de Sidon, selon laquelle il convient de commencer par la science de la nature dont les matières nous sont plus proches et mieux connues, car perceptibles par les sens, ce qui n’est pas l’avis de son élève al-Saydawi qui préconise de commencer par la logique, l’étalon qui en toute chose permet de distinguer le vrai du faux. A propos de ces diverses théories, al-Farabi fait observer qu’il est possible de combiner certaines d’entre elles. Il pense en effet qu’avant de commencer à étudier la philosophie, l’étudiant doit réformer ses mœurs afin de ne plus aspirer qu’à la vertu seule ; il doit ensuite amender l’âme raisonnable par la pratique de la science démonstrative qu’est la géométrie qui lui permettra l’accès à la logique97. 10 Par comparaison, dans la République, Platon estime qu’il convient de commencer par la gymnastique, pour passer ensuite respectivement à l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, la musique et la philosophie (la dialectique). Cependant, dans le livre des Lois, c’est avec la morale qu’il préconise de commencer car elle inculque l’amour de la vertu et la haine du vice. Il ne fait pas grand cas de l’observation ni de l’expérience, car son monde est un monde d’idées et non de choses alors qu’al-Farabi se préoccupe de l’aspect pratique de chacune des sciences mathématiques. La philosophie, discipline reine Mais c’est la philosophie qu’al-Farabi considère comme la plus haute forme de cognition accessible à l’homme car elle est la science des causes lointaines, celles qui régissent l’existence de toutes les créatures98. Elle permet d’appréhender les plus belles choses de la meilleure manière99. Elle est la voie du bonheur. Par elle, l’âme de l’apprenant s’élève de l’être humain doué de raison — chez lequel se trouvent réunis deux éléments, l’un naturel et biologique et l’autre intellectuel et spirituel — jusqu’au principe premier de l’existence100. La fin ultime de l’étude de la philosophie est double, scientifique et pratique. La part théorique est la connaissance du Créateur, son unicité, le fait qu’il est la cause efficiente de toute chose et l’ordonnateur de ce monde par sa sagesse et son équité. La part pratique et morale, consiste pour l’être humain à imiter le Créateur, dans la mesure où il le peut, en accomplissant de belles actions. La voie que doit suivre celui qui désire apprendre la philosophie est celle de l’action, tant il est vrai que l’être humain n’atteint la finalité de ses actes que par un savoir achevé dont le but est l’action. Pour parvenir au sommet du savoir, il est indispensable de connaître d’abord les sciences de la nature puis les sciences mathématiques ; et pour atteindre l’excellence dans les actes, il faut d’abord s’amender soi-même puis amender les siens et enfin ses concitoyens101. Quant à l’apprentissage des matières scientifiques qui doit précéder celui de la philosophie, al-Farabi préconise tantôt la méthode mathématique, tantôt la méthode morale, tantôt la méthode naturelle sans en en privilégier aucune. Il paraît les considérer comme complémentaires estimant toutefois qu’au dernier stade, qui est l’enseignement de la philosophie, il faut d’abord réformer l’âme appétitive pour qu’elle se tourne vers la vertu102, puis l’âme raisonnable, pour que l’étudiant saisisse la voie de la vérité. A cet effet, il n’est qu’un moyen : la maîtrise de la science de la démonstration qui s’acquiert par celle de la démonstration géométrique (mathématique) et par celle de la démonstration logique. Al-Farabi choisit de commencer par la première, mais il ne voit pas d’objection à donner la priorité aux sciences de la nature en ce qu’elles sont plus proches que les mathématiques de la perception sensorielle qui est le début de la connaissance. Celui qui étudie la philosophie doit aussi en connaître l’histoire ; il commencera par Platon, puis passera à Aristote103, de manière à connaître les buts poursuivis par celui-ci dans ses ouvrages, sa terminologie, ainsi que les différentes écoles philosophiques, et al-Farabi d’énumérer les qualités intellectuelles, morales et religieuses que doit posséder l’étudiant en philosophie104. Dans sa propre philosophie, al-Farabi applique deux méthodes différentes : la méthode descendante, qui part de la cause (l’Un) et aboutit à l’effet le monde sensible) — c’est celle qu’il adopte dans son Traité des opinions des habitants de la cité idéale — et la méthode ascendante, qui commence par l’effet et remonte à la cause — c’est celle qu’il applique dans son livre La politique de la cité.. A la différence de Platon qui en fait l’attribut des seuls Grecs, al-Farabi fait preuve de largeur de vues en ne considérant pas la philosophie comme l’apanage d’une nation à 11 l’exclusion des autres. Pour lui, la philosophie existait déjà chez les Chaldéens en Mésopotamie ; de là elle est passée chez les Egyptiens puis chez les Grecs, ensuite chez les Syriaques, et enfin chez les Arabes105. Techniques et moyens d’élucidation dans l’enseignement Al-Farabi s’est intéressé aux moyens de clarifier, de comprendre et d’ouvrir les esprits aux significations. Il recommande de recourir à la perception visuelle pour tout ce qui est susceptible d’être vu en « plaçant la chose devant l’œil »106. Selon lui, la première étape lorsqu’on enseigne une chose consiste à utiliser le terme correct qui la désigne. Il convient ensuite de la définir en distinguant les différents éléments de la définition, puis d’en énoncer les particularités et les généralités afin que les premières s’intègrent dans les secondes. On peut recourir à des illustrations de la chose étudiée, de ses caractères particuliers comme de ses accidents. On peut aussi la faire comprendre par ce qui lui ressemble, ce qui lui est comparable, et employer à cet effet la méthode de la subdivision, l’induction, l’analogie, la métaphore, autant de méthodes qu’al-Farabi juge utiles pour faciliter tout à la fois la compréhension et la mémorisation107. Cette compréhension de la chose est facilitée par la connaissance de ses caractéristiques, ce qui permet de se la représenter car en imaginant les caractéristiques, on imagine la chose elle-même, ce qui en rend aisée la mémorisation. Il mentionne aussi la technique de « substitution » : si la chose a un nom couramment connu, on utilise ce terme-là à la place d’un autre plus compliqué et on définit la chose par ses éléments fondamentaux, opération qu’al-Farabi appelle « division et analyse ». Lorsque la chose étudiée est difficile à concevoir parce que trop abstraite, on part d’abord du terme qui la désigne, et si elle reste encore difficile à imaginer, on imagine une illustration qui la représente avec ses propriétés. Al-Farabi rappelle qu’Aristote procédait par substitution de termes pour arriver aux intelligibles — méthode qui renforce l’esprit de l’apprenant108. Comme autre technique, al-Farabi recommande de se servir, lors de l’apprentissage de la démonstration, de « figures géométriques dessinées sur des planches afin de faire travailler l’imagination, de sorte que l’intellect ne soit pas perturbé par la démonstration elle-même et que l’imagination, occupée par une chose de même nature que ce qui est à démontrer ne gêne pas le processus de démonstration »109. Ainsi, l’esprit se tourne-t-il tout entier vers les démonstrations, stimulé par l’imagination et par la figure dessinée sur la planche. L’enseignement de l’astronomie, entre autres matériels, requiert l’utilisation d’instruments puisque nombre de ses fondements ne s’appréhendent que par la perception que de tels instruments permettent. De même, en musique, l’audition d’instruments est fondamentale ; pour lui, le talent musical s’acquiert « par la persévérance dans l’écoute »110. Al-Farabi s’est particulièrement intéressé aux instruments, qui rendent l’aspect théorique de la musique tangible et concret111. A cette fin, il a lui-même fabriqué un instrument et a modifié certains autres, tels le tanbur de Bagdad et le rabab afin de les améliorer. Il considère la musique comme le type par excellence de science dont de nombreux principes ne peuvent être saisis que par l’expérience sensorielle, à l’exemple de l’astronomie, de l’optique et de la médecine, car « l’art de la médecine puise beaucoup de ses principes dans la science de la nature et s’acquiert dans une large mesure par l’expérience sensorielle que procure l’anatomie »112. Al-Farabi revient à plusieurs reprises, dans son Grand livre sur la musique sur le recours à l’expérience sensible dans l’apprentissage de la musique théorique, et il recommande de fabriquer des instruments à cette fin : « les fondements de la science de la musique s’acquièrent par les sens et la pratique. Aussi, avons-nous jugé bon [...] de donner des conseils en vue de la fabrication d’un instrument [...] qui, si ses éléments sont agencés de manière à 12 produire des notes ordonnées comme je l’ai indiqué, permettra d’entendre les notes en question. Dès lors, les règles verbalement énoncées deviendront conformes aux choses perçues »113. Al-Farabi ne se contente donc pas de traiter de la théorie de la musique mais analyse aussi en détail la manière de convertir la théorie en pratique : [dans nos deux traités] nous avons décrit par le détail les principes de cette science et montré comment les faire concorder avec ce qui est perçu, et nous y avons indiqué comment fabriquer un instrument permettant d’harmoniser tous les éléments sensoriels que requièrent ces principes »114. Ces directives en vue de la fabrication d’un instrument d’application revêtent une grande importance dans la conception pédagogique d’al-Farabi, qui déclare que le but de son ouvrage est la mise en harmonie de la théorie et de la pratique : « L’essentiel de ce que nous avons exposé dans ce livre, nous l’avons rendu directement perceptible grâce aux instruments connus de sorte que ce qui est montré par la parole et l’analogie soit en accord avec ce qui est mis en évidence par les sens »115. Dans un tout autre registre, al-Farabi s’est intéressé aux effets des jeux éducatifs et à la fonction du jeu dans l’activité humaine : « Les divers jeux ont des finalités sérieuses et le jeu n’est donc pas un but en soi »116. La valeur qu’on lui attribue doit être fonction du but qu’il vise : « On ne peut attribuer de finalité véritable aux divers types de jeux que lorsqu’on les a évalués »117. Pour lui, le jeu chasse la fatigue et « reconstitue les forces nécessaires à l’action »118. Comme les autres divertissements et comme le sel dans les aliments, il doit se pratiquer avec mesure, car il a pour but la détente qui à son tour « vise à la reconstitution de la force qui incite l’homme à accomplir des actes sérieux »119. Il recommande les jeux qui rendent l’enfant créatif : « L’enfant qui s’intéresse par jeu aux portes et aux maisons acquiert des dispositions et des talents qui lui seront utiles s’il décide de pratiquer sérieusement les arts »120. Dans le même esprit, Platon a relevé que les anciens Egyptiens usaient d’une excellente méthode pour enseigner l’arithmétique aux enfants : ils leur faisaient diviser une quantité de pommes en plusieurs groupes ou des fleurs en bouquets de diverses tailles, ou encore distinguer des récipients faits de différents métaux, après les avoir préalablement mélangés121. Y a-t-il place aux punitions dans la conception pédagogique d’al-Farabi ? Il estime que « le maître ne doit être ni trop sévère ni trop indulgent. S’il est trop sévère,

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