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Le rêve dans le Coran

 

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Du songe d’Abraham à celui de Joseph et de la mère de Moïse, le phénomène du rêve est évoqué à plusieurs reprises dans le Coran où il est considéré comme une source de connaissance mais aussi comme un instrument de guidance et un avertissement divin. [1] Le Coran reconnaît non seulement la véracité de certains rêves, mais aussi la science de leur interprétation qui y est présentée comme un savoir enseigné directement par Dieu à certains serviteurs élus. [2] Au travers de plusieurs récits, il nous donne certaines clés pour en déchiffrer le sens profond et les raisons de leur existence dans la vie de l’homme.

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Miniature d’Abraham s’apprêtant à sacrifier son fils à la suite de son songe, date et auteur inconnus

Le rêve a fait l’objet d’études dans de nombreuses civilisations à des époques très différentes : parfois considéré comme un instrument de divination et de prémonition révélant certaines réalités du monde, il a souvent eu tendance, à l’époque moderne, à être réduit à un simple phénomène psychologique ne reflétant que certains états d’âme conscients et inconscients de l’être humain.

En opposition à une telle vision, le Coran considère le rêve comme un moyen d’accéder à la connaissance d’une réalité passée, présente ou à venir à propos de ce monde ou des sphères supérieures de la réalité. Le rêve devient alors un instrument essentiel de la guidance de l’homme ; un "pont" permettant l’établissement d’une relation directe de chaque être avec son Créateur, ouvrant ainsi la voie à des possibilités d’inspiration et de "révélations" particulières constantes.

Le vocabulaire du rêve

Le rêve est désigné dans le Coran par trois termes principaux : ro’yâ, terme issu de la racine trilitère ra’a évoquant l’idée de vision ; holom désignant le rêve ou, selon les cas, une chimère ; et enfin hadith évoquant l’idée de narration, et soulignant que le rêve est comme une histoire que l’on entend et se représente. Ces deux derniers termes y sont employés sous leur forme plurielle ahlâm et ahâtith. Le rêve est également désigné par des expressions comme ra’a fil-manâm signifiant littéralement "voir dans le sommeil".

Le sujet et l’essence du rêve

Avant d’aborder le rêve en lui-même et son contenu, il faut d’abord évoquer la question de son auteur et de son essence : le rêve est-il un phénomène purement physique, ou spirituel ? En outre, "qui" rêve ? Le corps, le cerveau, l’âme ?

A l’époque moderne et avec le développement de la psychologie, de la psychanalyse ainsi que des études neurologiques, le rêve a souvent été considéré comme une réalité ayant des causes physiques, chimiques ou nerveuses – au plus un phénomène psychique reflétant les désirs et préoccupations particulières d’une personne. [3] Mais si le rêve est uniquement le résultat de réactions physiques, comment expliquer l’existence de rêves prémonitoires nous révélant certaines réalités présentes ou événements futurs ?

Le Coran rejette cette vision matérialiste du rêve et considère que ce dernier est le résultat d’une séparation partielle de l’âme vis-à-vis du corps durant le sommeil. L’âme est alors "prise" par Dieu et peut accéder à des mondes supérieurs : "Et la nuit, c’est Lui qui prend vos âmes, et Il sait ce que vous avez acquis durant le jour. Puis Il vous ressuscite le jour afin que s’accomplisse le terme fixé." (6:60) ; "Dieu reçoit les âmes au moment de leur mort ainsi que celles qui ne meurent pas au cours de leur sommeil. Il retient celles à qui Il a décrété la mort, tandis qu’Il renvoie les autres jusqu’à un terme fixé." (39:42).

Durant le sommeil, les âmes n’ont plus de lien avec les sens extérieurs du corps et se trouvent dans un état comparable à la mort. Celles dont le terme a été décrété ne retournent pas dans les corps, tandis que les autres y sont "renvoyées" : nous comprenons ici que ces âmes sont au même "endroit" (même s’il ne s’agit bien évidemment pas ici d’un lieu géographique), et que le sommeil et la mort ont une même nature. [4] Cette séparation et l’ "envol" de l’âme lors du sommeil repose à son tour sur une ontologie des mondes permettant d’expliquer comment le rêve peut dévoiler certains aspects de la réalité du monde – nous y reviendrons dans la partie consacrée à l’ontologie fondatrice du rêve véridique.

Les différents rêves évoqués dans le Coran

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Le prophète Mohammad et ses compagnons avançant vers La Mecque accompagnés par les anges Gabriel, Michael, Isrâfil et Azraël, Seyr al-Nabi (La vie du Prophète), 1595

Le Coran évoque le rêve à plusieurs occasions et accepte sans détour son rôle comme moyen de communication utilisé par Dieu pour transmettre des messages à Ses créatures.

On y retrouve notamment le fameux rêve d’Abraham l’enjoignant à sacrifier son fils : "Puis quand celui-ci fut en âge de l’accompagner, [Abraham] dit : "Mon fils, je me vois en songe en train de t’immoler. Vois donc ce que tu en penses”. [Ismaël] dit : "Mon cher père, fais ce qui t’es commandé : tu me trouveras, s’il plaît à Dieu, du nombre des endurants". Puis quand tous deux se furent soumis [à l’ordre de Dieu] et qu’il l’eut jeté sur le front, voilà que Nous l’appelâmes "Abraham ! Tu as confirmé la vision. C’est ainsi que Nous récompensons les bienfaisants"." (37:102-105). Le rêve et sa confirmation est ici l’un des moyens utilisés par Dieu pour éprouver la foi d’Abraham et sa confiance en son Créateur ; examen suprême qui lui permit d’atteindre de hauts degrés de proximité avec Dieu : "C’était là certes, l’épreuve manifeste" (37:106).

En outre, le début de la sourate Joseph (Yûsuf) relatant le destin extraordinaire de ce prophète commence par un rêve prémonitoire : "O mon père, j’ai vu [en songe] onze étoiles, et aussi le soleil et la lune ; je les ai vus prosternés devant moi" (12:4). [5] Jacob invite Joseph à ne pas raconter son rêve pour se préserver de la jalousie de ses frères, tout en lui présageant un destin singulier : "Ton Seigneur te choisira et t’enseignera l’interprétation des rêves, et Il parfera Son bienfait sur toi et la famille de Jacob." (12:6). Il apparaît ici clairement que le Coran considère l’interprétation des rêves (ta’wil al-ahâdith) comme un savoir enseigné directement par Dieu à certains de ses serviteurs.

Après avoir été vendu par ses frères et avoir connu le statut d’esclave, la séduction de Zoleykhâ, ainsi que la prison, le rêve de Joseph se réalisera avec son accès au statut de gouverneur d’Egypte et la prosternation de ses frères (les onze étoiles) et de ses parents (le soleil et la lune) devant lui : "Et il éleva ses parents sur le trône, et tous tombèrent devant lui, prosternés. Et il dit : "ش mon père, voilà l’interprétation de mon rêve de jadis. Dieu l’a bel et bien réalisé."" (12:100).

Outre ce songe fondateur, la science de l’interprétation des rêves reçue par Joseph joue un rôle déterminant dans l’orientation de son destin. Accusé et jeté en prison après avoir refusé de céder aux avances de la femme du gouverneur d’Egypte de l’époque et accusé de l’avoir séduite, Joseph partage sa cellule avec deux valets qui lui demandent d’interpréter leurs rêves respectifs : l’un d’entre eux s’est vu presser du raisin, tandis que l’autre a rêvé qu’il portait sur la tête du pain que les oiseaux mangeaient. Après les avoir invité à n’adorer qu’un seul Dieu, Joseph leur révèle le sens de leur vision : "L’un de vous donnera du vin à boire à son maître ; quant à l’autre, il sera crucifié, et les oiseaux mangeront de sa tête" (12:41). La sortie de prison de Joseph se réalisera grâce à ce don d’interprétation : le roi d’Egypte voit un jour en songe sept vaches grasses dévorées par sept vaches maigres, ainsi que sept épis verts et autant d’autres secs (12:43). Lorsque ce dernier demande une explication de son rêve, le valet libéré se souvient de Joseph et lui demande d’en expliquer le sens. "Alors [Joseph dit] : "Vous sèmerez durant sept années consécutives. Tout ce que vous aurez moissonné, laissez-le en épi, sauf le peu que vous consommerez. Viendront ensuite sept années de disette qui consommeront tout ce que vous aurez amassé pour elles." (12:47-48). Cette interprétation lui permet de devenir le gardien des dépôts du territoire et d’accéder au statut prédit par son rêve originel. De manière générale, le récit du destin de Joseph permet de confirmer que le Coran reconnaît la dimension véridique des rêves dans l’accès à la connaissance de certains aspects de la réalité.

Le Coran évoque également le rêve prémonitoire de la mère de Moïse lui ordonnant d’abandonner son fils dans le fleuve pour le sauver des agents de Pharaon : "Lorsque Nous révélâmes à ta mère ce qui fut révélé : "Mets-le dans le coffret, puis jette celui-ci dans les flots pour qu’ensuite le fleuve le lance sur la rive ; un ennemi à Moi [6]
et à lui le prendra"." (20:38-39).

Enfin, certains rêves prémonitoires du prophète Mohammad lui-même sont évoqués dans le Coran, notamment à propos de la future conquête de La Mecque : "Dieu a été véridique en la vision (ro’ya) par laquelle Il annonça à Son messager en toute vérité : vous entrerez dans la Mosquée Sacrée si Dieu veut, en toute sécurité, ayant rasé vos têtes ou coupé vos cheveux, sans aucune crainte. Il savait donc ce que vous ne saviez pas." (48:27) ; la future dynastie omeyyade : "Quant à la vision (ro’ya) que Nous t’avons montrée, Nous ne l’avons faite que pour éprouver les gens, tout comme l’arbre maudit mentionné dans le Coran." (17:60) [7] ; ou encore concernant une bataille à venir : "En songe, Dieu te les avait montrés peu nombreux ! Car s’Il te les avait montrés nombreux, vous auriez certainement fléchi, et vous vous seriez certainement disputés à propos de l’affaire. Mais Dieu vous en a préservés. Il connaît le contenu des cœurs." (8:43) Ici, il est intéressant de constater que le rêve n’est pas un moyen de connaître la réalité, mais plutôt de rassurer et de fortifier les cœurs en minimisant un événement à venir. [8]

Outre ces récits coraniques, de nombreux hadiths du prophète Mohammad ainsi que des Douze Imâms confirment l’importance du rêve. A titre d’exemple, le Prophète a interprété ce verset coranique "Il y a pour eux une bonne nouvelle dans la vie d’ici-bas tout comme dans la vie ultime" (10:64) en ces termes : "Il s’agit du rêve de bon augure dans lequel le croyant se voit annoncer une bonne nouvelle dans sa vie de ce monde." [9]. En outre, selon l’Imâm Rezâ : "Le Messager de Dieu avait coutume, à son réveil, de dire à ses compagnons : "Y a-t-il des bonnes annonces ?" Il voulait dire des rêves." [10]
Il est ici intéressant de constater que ce type de rêve n’est pas réservé aux prophètes, mais bien à tous les hommes.

Rêve et imagination

L’imagination joue un rôle central dans le contenu du rêve. De manière générale, cette faculté s’alimente des formes issues des perceptions sensibles qu’elle agence et combine ensuite à sa guise. Ainsi, en combinant la forme d’un poisson et d’une femme, l’imagination crée "la sirène". Tout concept ou forme créé par l’imagination peut être ultimement décomposé et ramené à des perceptions sensibles : elle ne peut rien créer d’absolu et de totalement nouveau. Les formes de l’imagination peuvent donc parfois correspondre directement à une réalité extérieure lorsqu’elle ne fait que rappeler à l’esprit une forme perçue par les sens, parfois non.

Les conditions extérieures telles que le climat, ou intérieures telles que la maladie, la peur, la fatigue, l’amour… exercent chacune une influence particulière sur l’imagination et par conséquent sur les rêves. A titre d’exemple, une personne dormant dans un lieu très chaud sera susceptible de rêver qu’elle est dans un désert, tandis qu’une personne amoureuse ne cessera de rêver de l’être aimé. Outre les conditions physiques, le caractère et l’état d’esprit général d’une personne influe donc aussi sur le contenu des rêves.

La plupart des rêves ne sont bien entendu pas comparables à celui de Joseph ou d’Abraham, et ne font que le plus souvent refléter les états d’âmes d’un être, ses espoirs, ses peurs… Ils ne "montrent" rien au-delà de cela. Néanmoins, rien ne permet d’en déduire que l’ensemble des rêves se réduit à cette dimension psychique : cela prouve simplement que tous les rêves ne sont pas l’instrument d’accès à des connaissances réelles sur le monde, mais non qu’aucun rêve ne l’est. [11]

Les différents types de rêves véridiques selon le Coran

Face à ce type de rêve, le Coran atteste l’existence de "rêves véridiques" (ro’yâ sâdeq) qui dévoilent certaines vérités à son auteur. [12] Ces rêves ne sont pas issus de formes entrées dans l’imagination suite à un événement extérieur ou à un état intérieur, mais révèlent un événement ou une réalité particulière dont la personne ignorait tout : par exemple, le fait de rêver qu’un trésor est enterré à tel endroit et découvrir que c’est vrai, ou encore rêver du fait que l’on va voir telle personne et la croiser effectivement le lendemain.

Cependant, comment expliquer que l’homme puisse connaître des choses que ses sens n’ont pas perçu et dont il ne sait rien auparavant ? La même question se pose également concernant les rêves prémonitoires : la connaissance est en effet une relation entre un sujet connaissant et un objet connu et saisi par les sens ou l’intellect. Comment dès lors peut-on parler de connaissance lorsque son objet n’a pas été perçu auparavant ou qu’il n’existe pas encore ?

L’ontologie fondatrice du rêve véridique

Selon ’Allâmeh Tabâtabâ’i, cette question trouve une réponse si l’on connait l’ontologie présentée par le Coran. Cette dernière est fondée sur l’existence de plusieurs mondes dans le prolongement existentiel les uns des autres. Il existe trois types de mondes : le monde de la nature, qui est le monde matériel et temporel dans lequel nous vivons, caractérisé par son mouvement et changement perpétuel, puis le monde imaginal (’âlam-e methâl ou malakût) qui se situe au-delà de notre monde – non pas dans un sens spatial, mais existentiel - et contient l’ensemble des formes des êtres du monde sensible, mais dépourvues de matière. [13] Ce dernier entretient une relation de causalité avec le monde sensible en ce sens que tout événement survenant dans notre monde matériel provient du monde imaginal et revient ultimement vers lui. Le troisième monde est celui de l’intellect (’âlam al-’aql ou jabarût) dont l’existence est située "au-dessus" du monde imaginal (non pas, encore une fois, dans un sens spatial, car il est au-delà de l’espace et du temps). Ce dernier monde contient l’ensemble des réalités de l’être exemptes de toute matière et même de forme, c’est-à-dire existant de façon intellectuelle et générale (kolli). Il est aussi relié par une relation de cause à cause au monde imaginal, qu’il régit. Henry Corbin résume en ces termes les relations entre ces mondes : "Chaque chose du monde physique (le molk) a un malakût particulier qui la gouverne. A son tour, ce malakût a un jabarût. Autrement dit, pour chaque chose du monde sensible il y a une image (mithâl) dans le mundus imaginalis du Malakût, et pour chaque image il y a une Réalité archétype de lumière pure." [14]

Du fait de sa dimension immatérielle, l’âme de l’homme est à la fois de la même nature que le monde imaginal et que le monde de l’intellect. Dès lors, à l’état de sommeil, lorsque les sens sont mis en veille, l’âme est coupée des réalités sensibles du monde extérieur et peut alors percevoir certaines réalités du monde imaginal et de l’intellect selon ses capacités et sa plus ou moins grande indépendance au corps.

Si l’âme a de hautes capacités intellectives, elle pourra saisir les causes suprêmes des êtres ainsi que les événements passés, présents ou à venir dans le monde de l’intellect. Si sa capacité intellective ne le lui permet pas et qu’elle est plus familière avec les formes sensibles – mais dénuées de matière - de l’imagination, l’âme pourra percevoir ces mêmes réalités sous leur forme imaginale et particulière.

Cette tendance à avoir recours à des formes sensibles pour se représenter des significations générales existe à l’état d’éveil : ainsi, la majorité d’entre nous conçoit le concept général de vitesse en se représentant la forme d’un corps qui se déplace rapidement, ou encore le concept de grandeur par celui de montagne, le concept d’élévation par le ciel, de ruse par le renard, etc. Il est beaucoup plus difficile de se représenter ces concepts dans leur intellectualité pure, et sans avoir recours à l’aide de représentations sensibles. Cela s’explique par le fait que la plupart du temps, notre esprit est plus familier avec les choses sensibles et ne peut saisir les concepts généraux que dans le cadre de certaines de leurs extensions (masâdiq) concrètes dans le monde extérieur.

En résumé, une âme habituée à saisir les significations des choses sans le recours à leur réalisation sensible peut saisir de hautes réalités spirituelles générales ; à un degré inférieur, elle peut également percevoir des événements à venir du monde matériel à travers la vision de leurs causes sous une forme imaginale dans le ’âlam al-mithâl.

Par conséquent, la connaissance issue du rêve a bel et bien un objet qui se trouve néanmoins dans un autre monde voilé aux sens. Sur la base de cette ontologie des mondes, l’âme peut connaître une réalité qui n’a pas été saisie par les sens ni été connue auparavant, par la perception de ses causes dans les mondes supérieurs. Le "rêve véridique" trouve donc une justification et un fondement ontologique. [15]

Les circonstances et conditions du rêve véridique

Si le rêve véridique n’est pas restreint à une classe de personnes particulières, l’état de l’âme exerce une influence déterminante sur son contenu : plus l’âme sera purifiée et délivrée des influences du monde extérieur et de ses passions, plus elle se rendra capable de percevoir des réalités des mondes supérieurs. Et plus elle fortifiera sa capacité à penser l’immatériel, plus ces réalités seront perçues de façon générale et lumineuse. C’est également dans ce sens et en ce que l’âme monte vers son Créateur lors du sommeil, que de nombreux hadiths recommandent de faire ses ablutions avant de dormir.

Le contenu des rêves véridiques est donc lié à la force de l’intellect, mais dépend surtout de la pureté du cœur et de la foi – un intellect brillant mais asservi par les passions demeurera condamné à ne "voir" des formes qui ne seront que le reflet de ses propres fantasmes.

La dimension symbolique des rêves

Les significations des rêves véridiques sont parfois véhiculées au travers de formes symboliques qui demandent à être interprétées. Ainsi, un mariage futur pourra être vu directement sous la forme d’un mariage, mais aussi de façon indirecte au travers de symboles tels qu’un vêtement que l’on revêt (dans le Coran, la femme et l’homme sont qualifiés de "vêtement" l’un pour l’autre) [16] ; de même, la fierté pourra être symbolisée par une couronne, la connaissance par une lumière, l’ignorance par les ténèbres, les passions de l’âme par un serpent…

Les rêves ayant une signification directe ne demandent donc pas d’interprétation car la forme vue correspond directement au sens qu’elle véhicule : c’est notamment le cas du rêve d’Abraham, montrant sans détour le sacrifice de son fils, ou celui de la mère de Moïse. Dans d’autres rêves, l’âme a fait apparaître certaines significations au travers de formes symboliques qui demandent une interprétation (ta’wil ou ta’bir) par une personne compétente : c’est le cas du rêve de Joseph, des deux valets et de celui du roi d’Egypte. Il arrive également que l’âme altère certaines significations ou utilise plusieurs formes intermédiaires et symboles pour refléter une signification, ou encore qu’elle interprète un symbole par son contraire : dans ce cas, l’interprétation devient plus difficile. Le songe risque alors de perdre toute dimension véridique et cognitive pour devenir ce que le Coran qualifie d’ "amas de rêves" (adghât ahlâm, 12:44).

La question de l’interprétation

Comme nous l’avons évoqué, la science de l’interprétation des rêves est évoquée dans le Coran par l’expression de ta’wil, terme issu de la racine awwala évoquant l’idée de reconduire une chose à son origine – ici, à son sens originel et premier.

Si le rêve véridique vu sous une forme symbolique peut être le résultat, comme nous l’avons vu, d’une action de l’âme et de son incapacité à saisir directement les réalités sous leurs formes intellectuelles pures, l’expression de certaines réalités sous forme de symboles peut aussi être issu d’une sagesse divine jugeant plus propice que certaines réalités ne soient pas exprimées de façon directe : à titre d’exemple, la dimension symbolique du rêve du roi d’Egypte permet ainsi à Joseph de révéler son pouvoir d’interprétation et de réaliser son haut destin. Le critère de la véracité d’un rêve ne réside donc pas dans le fait d’être exempt de symboles et exprimé de manière "directe".

De nombreux ouvrages consacrés à l’interprétation des rêves ont été publiés et reposent le plus souvent sur un présupposé discutable : chaque symbole vu en rêve aurait une signification absolue et unique. Ainsi, ces livres se veulent être des "dictionnaire du rêve", où chaque chose vue en rêve correspondrait à un sens déterminé et fixe pour tous. Face à cette vision, une autre conception de l’interprétation consiste à prendre en compte l’horizon existentiel de chaque personne pour comprendre le sens des symboles vus en rêves. Par exemple, pour une personne dont la préoccupation ne dépasse pas les plaisirs du monde matériel, le fait de se voir en train de mourir aura le sens négatif de néant et de disparition ; au contraire, pour un pèlerin dans la voie de Dieu, ce même rêve pourra signifier la mort à son moi charnel et l’accès à une nouvelle vie spirituelle. De même, la perte de dents pourra symboliser la mort et la déchéance chez certains, et la domination des passions chez d’autres.

Un même symbole peut également avoir un sens plus ou moins profond selon les personnes : le serpent symbolisera un ennemi extérieur chez certaines, ses passions qui sont l’ennemi de son âme chez une autre. Toute interprétation doit donc prendre en compte la personnalité de celui qui fait un rêve : plus l’âme d’une personne est pure, plus les formes vues en rêve seront libérées de l’influence de son imagination et plus elles refléteront les réalités du monde ou la vérité profonde de sa propre âme dans sa relation à son Créateur – et non plus ses états d’âme passagers soumis aux fluctuations des conditions extérieures. L’interprétation des rêves se révèle donc être une science d’une grande complexité et un savoir ne pouvant être issu que d’une inspiration spirituelle, d’un lien avec le divin.

Conclusion

Si le rêve semble être en apparence une sorte de mort temporaire au monde extérieur, il permet en réalité l’accès aux réalités de mondes invisibles bien plus réels et à la source même de ce que nous qualifions de "réalité", tout en en révélant certaines dimensions cachées ou à venir.

La dimension véridique du rêve révèle également un autre aspect de l’infinie bonté divine et souligne l’existence d’une guidance perpétuelle ainsi que d’un lien intime entre Dieu et l’être humain. Ainsi, selon le prophète Mohammad, "lorsque Dieu veut du bien à un serviteur, Il le réprimande dans ses rêves." [17] Le rêve peut donc être considéré comme l’une des manifestations de l’extrême proximité du Créateur et du croyant, évoquée tout au long du Coran. Loin d’être uniquement réservée aux prophètes, cette proximité est donnée à chaque être s’étant rendu capable d’y ouvrir son cœur et de saisir la profondeur de ces versets : "Il est avec vous où que vous soyez" (57:4) ; "Où que vous vous tourniez, le visage de Dieu est donc là, car Dieu a la grâce immense." (2:115).

 

* Seyyed Mohammad Hossein Tabâtabâ’i Qâzi dit "Allâmeh" (1892-1981) est le plus grand penseur, philosophe et commentateur du Coran iranien contemporain. Pour une biographie plus détaillée, voir l’article "La notion de tawhid dans le Coran d’après le commentaire Al-Mizân de ’Allâmeh Tabâtabâ’i", La Revue de Téhéran, No. 64, pp. 62-67.

Bibliographie :
- Seyyed Mohammad-Hossein Tabâtabâ’i, Tafsir al-Mizân, Vol. 11, traduction persane de Seyyed Mohammad Bâqer Moussavi Hamedâni, Daftar-e enteshârât-e eslâmi, Qom, pp.365-372.
- Corbin, Henry, En islam iranien – aspect spirituels et philosophiques, Tome 1, Gallimard, 1991.

Notes

[1Cette question est abordée dans le volume 11 de Al-Mizân, pp. 365-372 de la traduction persane. Cet article n’est cependant pas une reproduction fidèle du texte de ’Allâmeh Tabâtabâ’i, mais ne fait que s’en inspirer tout en y rajoutant certains points et problématiques jugées pertinentes et liées au sujet de base traité.

[2C’est notamment le cas du prophète Joseph (Yussûf), dont l’histoire est racontée dans la douzième sourate du Coran qui porte son nom.

[3C’est notamment sous cet angle que la réalité du rêve a été abordée par Freud : selon cette vision, le rêve reflète une certaine réalité, mais cette dernière ne dépasse pas le niveau de "l’âme concupiscente ou incitatrice au mal" (nafs ammâra) et ne révèle rien sur la réalité profonde de la personne ou du monde extérieur.

[4Cette réalité a été confirmée par plusieurs hadiths, dont un de l’Imâm Jawâd qui, interrogé au sujet de la mort, répondit : "Elle est comme le sommeil qui vous vient chaque nuit, sauf qu’il sera de longue durée et que l’on ne s’en réveillera que le Jour de la Résurrection. Celui qui, dans son sommeil, rêve de moments de joie dont il ne peut estimer l’intensité ou de différents tourments dont il ne peut estimer la gravité ; celui qui, dans ses rêves, est heureux ou apeuré, dans quel état se trouve-il ? C’est cela la mort, alors préparez-vous y." Ma‘âni al-Akhbâr, 289/4 - 289/6 - 289/5.

[5Selon ’Allâmeh Tabâtabâ’i, par ce rêve, Dieu annonce à Joseph la bonne nouvelle de sa haute destinée consistant à devenir un rapproché de Dieu. Ce rêve a donc aussi vocation à aider Joseph à supporter l’ensemble des difficultés qu’il connaîtra par la suite, en considérant chacun des événements de son existence comme contribuant à la réalisation de son destin. Dans d’autres versets, le Coran fait référence au fait que Dieu annonce une "bonne nouvelle" à Ses amis et bien-aimés dans ce monde même : "En vérité, les bien-aimés de Dieu seront à l’abri de toute crainte, et ils ne seront point affligés […], il y a pour eux une bonne annonce dans la vie d’ici-bas tout comme dans la vie ultime. - Il n’y aura pas de changement aux paroles de Dieu - voilà l’énorme succès !" (10:62-64).

[6L’enfant sera recueilli par la femme de Pharaon ou l’une de ses servantes, et élevé dans le palais même de ce dernier. C’est donc Pharaon que désigne ici le terme "ennemi", et non son épouse qui au contraire est citée par Dieu "en parabole pour ceux qui croient " (66:11). Cette dernière insista ainsi pour que Moïse alors enfant ait la vie sauve : "Et la femme de Pharaon dit : “[Cet enfant] réjouira mon œil et le tien ! Ne le tuez pas. Il pourrait nous être utile ou le prendrons-nous pour enfant”." (28:9).

[7Il existe plusieurs interprétations à propos de qui est désigné par la "vision" et l’"arbre maudit". Selon l’interprétation la plus courante, il s’agit de la future dynastie omeyyade qui règnera sur le monde musulman de 661 à 750, usurpant le droit de la Famille du Prophète à commencer par celui de l’Imâm Hassan. C’est également sous cette dynastie qu’eut lieu le martyre de l’Imâm Hossein, en 680.

[8Concernant le contenu de ce verset, le rêve du Prophète permet aux musulmans de ne pas fléchir et de ne pas sombrer dans les dissensions. Il faut souligner que ces faiblesses que le rêve permet de combler sont attribuées aux musulmans, et non au prophète Mohammad lui-même pour qui le fait que des ennemis soient en grand nombre n’entamerait en rien la détermination et la confiance en Dieu. Il ne fait donc ici que raconter son rêve à ses compagnons afin qu’il produise l’effet voulu sur eux.

Néanmoins, ce rêve peut aussi être qualifié de prémonitoire dans le sens où au verset suivant, il est dit que Dieu a effectivement montré les ennemis des musulmans de façon moins nombreuse qu’ils ne l’étaient : "Et aussi, au moment de la rencontre, Il vous les montrait peu nombreux à Vos yeux…" (8:44)

[9Al-Kâfi, 8/90/60. Le hadith du Prophète aborde le même thème : "Il ne reste de la prophétie que les bonnes annonces." Ils lui demandèrent : Quelles sont les bonnes annonces ? Il dit : Le rêve véridique". Bihâr al-Anwâr, 61/177/39.

[10Al-Kâfi, 8/90/59

[11En outre, dans un sens absolu, aucun rêve n’est dénué de vérité dans le sens où chacun est le reflet de causes particulières, d’événements et de formes influençant l’imagination et se manifestant à la personne à l’état de sommeil. Dans ce sens, chaque rêve peut être "interprété" et ramené à ses causes : tel rêve a été causé par un climat très froid, tel autre par tel sentiment, tel événement survenu dans la journée…

[12Une parole rapportée de l’Imâm Bâqer souligne la différence entre ces deux types de rêves : "En vérité, dans leur sommeil, l’âme des serviteurs s’envole vers le ciel. Ainsi, ce que l’âme voit dans le ciel est une vérité et ce qu’elle voit dans l’espace n’est qu’un amas de rêveries." Al-Amâli de Sadûq, 209/232.

[13Le monde imaginal contient l’ensemble des formes du monde sensible mais également de très nombreuses formes qui n’y sont pas présentes : ainsi, la petitesse de ce monde (en terme de richesse et de formes) par rapport au monde imaginal a été souvent comparé à "un anneau jeté dans le désert".

[14Corbin, Henry, En islam iranien – aspects spirituels et philosophiques, Tome 1, Gallimard, 1991, p. 181.

[15Il faut néanmoins souligner que ces rêves véridiques ne donnent lieu qu’à une "vision" des événements, et ne permettant en aucun cas de les changer.

[16"Elles [les femmes] sont un vêtement pour vous et vous un vêtement pour elles." (2:187).

[17Kanz al-‘Ummâl, 30765.

 

http://www.teheran.ir/spip.php?article1467

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