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Qu'est-ce que la sharî'a ?

Par Tariq Ramadan

La référence à la sharî'a fait l'effet d'un épouvantail aujourd'hui en Occident. La voir appliquée, c'est commencer le décompte sordide des châtiments corporels, des mains coupées aux flagellations,

en passant par les coups de fouet... c'est, de surcroît, la répression moraliste des hommes par laquelle ils imposent aux femmes le "port du tchador" en même temps qu'elles se voient considérées comme des mineures sur le plan légal. Nourrie par cette imagerie, la référence à la sharî'a apparaît comme un enfermement obscurantiste, un entêtement moyenâgeux et, sans l'ombre d'un doute, fanatique. Et rien, somme toute, des exemples de l'Arabie Saoudite, de l'Iran ou autres, ne vient mettre à mal la portée de telles conclusions. Partout où le discours convoque la notion de "sharî'a", les acteurs semblent tourner le dos à la réalité contemporaine et refuser le progrès et l'évolution en s'armant contre les périls de l'avenir.

Il ne faut pas manquer d'ajouter qu'un certain nombre de rois et de présidents ne font rien pour faciliter la compréhension de cette notion. En mal de légitimité islamique, on a vu appliquer dans le Soudan de Nemeiry et dans la Libye de Kadhâfi, sur le modèle de la législation saoudienne, une sharî'a dont les premières concrétisations étaient toutes de l'ordre de la répression et de la sphère pénale. Ainsi, il apparaissait qu'appliquer la sharî'a islamique n'était rien d'autre qu'ajouter l'interdiction à l'interdiction et réprimer de la façon la plus exemplaire les transgresseurs. Le tout portant à croire que plus l'on diminue les libertés, plus l'on augmente les peines et les châtiments, et plus l'on s'approche du "modèle islamique". Tous les discours ne changeaient rien à l'expression de cette réalité.

Il convient pourtant de prendre très au sérieux cette interpellation sur une notion centrale de la pensée islamique et qui, aujourd'hui, souffre d'un formidable malentendu, quand il ne s'agit pas d'une coupable trahison. Aborder la question de la modernité suppose que nous ayons une idée précise de ce que recouvrent les orientations des sources islamiques qui sont l'essence de ce qu'en droit musulman on appelle la sharî'a.

Nous avons mis en évidence plus haut quelles sont les deux sources fondamentales du droit islamique et quel est le rôle de l'ijtihâd dans la formulation d'une législation en prise avec son époque. Il faut rappeler ici avec insistance que la sharî'a n'est pas réductible à la seule sphère pénale et que, a fortiori, cette réduction est de nature à mentir sur son essence.

"Al-Sharî'a" est un terme arabe qui veut dire littéralement "le chemin", plus précisément, c'est le chemin qui mène à la source. Dans le domaine de la réflexion juridique, on comprend par cette notion, l'ensemble des prescriptions cultuelles et sociales (au sens large) tirées du Coran et de la Sunna. Sur le plan du culte (ibadâte), lesdites prescriptions sont le plus souvent précises et pour l'essentiel les règles de pratique sont codifiées et fixées. Le domaine des "affaires sociales" (mu'âmalâte) est plus vaste et l'on trouve dans les deux sources un certain nombre de principes et d'orientations que les légistes (fuqahas) doivent respecter quand ils formulent les lois qui sont en prise avec leur époque et leur région. C'est bien l'ijtihâd, troisième source nominale du droit, qui va faire le lien entre l'absolu des références et la relativité de l'histoire et des lieux. Nourri à la source, et par la source, le juriste doit penser son époque avec la claire conscience du cheminement qui le sépare de l'idéal des prescriptions générales et orientées. Il devra tenir compte de la situation sociale spécifique afin de penser les étapes de sa réforme. Son pragmatisme doit être permanent.

Ainsi donc seul est absolu ce qui est tiré du Coran et de la Sunna dont nous avons déjà dit que cela recouvrait l'expression d'orientations générales. Au-delà, la réflexion est soumise à la relativité de la pensée humaine et de la rationalité. On pourra en deux lieux différents, à la même époque, produire deux législations différentes sur une même question et qui, toutes deux, resteront "islamiques" ; de la même façon, on pourra, dans une même région, à deux époques successives, instaurer deux réglementations différentes par lesquelles l'évolution socio-historique aura été prise en compte et qui, également, resteront "islamiques". Le fiqh est la façon dont les juristes, à la lumière du Coran et de la Sunna, ont pensé une législation qui soit en prise avec leur époque. Leurs efforts, pour très respectables qu'ils soient, restent des tentatives humaines qui ne peuvent convenir à toutes les étapes de l'histoire. De fait, chaque époque se doit de produire sa "compréhension" et user de l'intelligence des savants qui y vivent.

Relever cette confusion entre la sharî'a et le fiqh et rappeler que si le Coran et la Sunna traduisent l'expression de finalités absolues, il ne peut s'agir de sanctifier les décisions de tel ou tel juriste du VIIIème, IXème ou Xème siècle ; relever cela, disions-nous, n'est pas encore suffisant pour répondre à ce que peut recouvrir une application de la sharî'a aujourd'hui. Nous avons dit un mot plus haut du nécessaire pragmatisme des juristes musulmans et il est nécessaire d'être particulièrement précis en la matière. Pour le musulman, prononcer l'attestation de foi (Il n'est de dieu que Dieu et Muhammad est son envoyé), prier cinq fois par jour, donner l'impôt social purificateur (zakât), jeûner pendant le mois de Ramadan et faire le pèlerinage, c'est déjà appliquer la sharî'a. Au demeurant, il serait plus exact de dire que vivre, manger, dormir et répondre à tous les besoins naturels qui sont les siens, dans le rappel de la présence du Créateur, c'est déjà appliquer la sharî'a. Il importe d'appréhender cette notion sous cet angle et ce n'est pas là jouer sur les mots ou sur leur sens. L'homme porteur de la foi s'engage dans la concrétisation de l'orientation, de la pratique et de la législation individuelle et communautaire, privée et publique, dès lors qu'il donne à ses actions le sens de la reconnaissance du Créateur : clairement, il est sur le chemin de la source.

Cette application, tant sur le plan personnel que sur le plan social, fait l'objet d'une tension entre la visée idéale et la démarche de son actualisation au quotidien. C'est le lot de chaque homme comme de l'humanité tout entière : la vie est ce cheminement vers la proximité du mieux, dans l'amour du meilleur, avec la conscience de l'insuffisance. La foi devrait être la conscience de cette humilité. Le Coran, par sa révélation effectuée sur vingt-trois années, révèle l'essence de cette tension en ce qu'il se présente comme une véritable pédagogie divine. Il a formé les hommes de la péninsule arabique au rapprochement ; il les a initiés, d'une révélation à l'autre, d'une étape à l'autre, à la meilleure des pratiques tant sur le plan individuel que sur le plan communautaire. Engagés sur la voie, ils n'ont jamais trahi le sens de la sharî'a, bien plutôt ils ont vécu son accomplissement, son parachèvement jusqu'au jour où cette plénitude fut réalisée :

"...Aujourd'hui, J'ai rendu votre Religion parfaite ; J'ai parachevé Ma grâce sur vous ; J'agrée l'islam comme étant votre religion..."
  Coran 5/3

Ainsi, sur le plan individuel, chacun apprendra, au moyen de trois révélations successives (sur une période d'environ neuf ans) que la consommation d'alcool est interdite. De même, sur le plan communautaire, quatre révélations viendront progressivement confirmer et renforcer l'interdiction de l'intérêt et de l'usure (al ribâ) avant que le Prophète (                                 ) ne précise la portée impérative de cette prohibition lors de son pèlerinage d'adieu. Les ulémas, spécialisés dans l'étude des sources de la législation ('ilm usûl al fiqh), ont tiré de ce procédé pédagogique une règle de première importance pour l'élaboration du projet social : elle consiste à penser et à déterminer les étapes de son actualisation générale. Il convient donc de fixer des priorités, de planifier les étapes qui permettront de créer un contexte dans lequel l'application d'une règle resterait fidèle à l'objectif coranique (qasd).

A considérer l'état de nos sociétés aujourd'hui, prétendre appliquer la sharî'a en commençant par l'instauration du code pénal, c'est faire doublement fausse route : c'est commencer par la fin en ne tenant pas compte, d'abord, d'un contexte social profondément nouveau et perturbé ; c'est, ensuite, au comble de l'injustice, transformer les victimes les plus démunies en coupables. C'est, surtout, trahir la portée du message coranique qui fait de la justice sociale la priorité de toute activité législative. Ainsi donc, dès lors que nous avons reconnu que déjà nous sommes engagés, dans la mesure de nos capacités individuelles et communautaires, dans une actualisation de la sharî'a, il est nécessaire que nous nous fixions la priorité d'une plus grande justice sociale : toute démarche, toute mesure, toute réglementation, toute loi qui ira, en respect des sources, vers plus d'équité et vers la défense des droits fondamentaux dont nous parlions plus haut est une application concrète de la sharî'a. Impossible ici de se satisfaire d'un formalisme paresseux qui, pour apaiser les consciences, n'en serait pas moins une violation de la Révélation.

L'application de la sharî'a, c'est aujourd'hui la priorité donnée à l'actualisation d'un projet social fondé sur un principe de justice et de participation communautaires. C'est s'engager sur les voies de l'alphabétisation, de la formation, de la distribution des ressources, jusqu'à un meilleur aménagement du territoire. La législation doit, tout à la fois, accompagner et encourager cette dynamique et le pouvoir doit s'en porter garant à tous les échelons de la représentation politique : très explicitement, il existe entre la dictature et l'application de la sharî'a une contradiction dans les termes. On ne saurait mieux dire... et espérer être entendu.

De fait la sharî'a s'applique dans l'immédiateté du quotidien de chaque pratiquant, de façon plus ou moins complète, mais toujours en tension et en recherche. Chacun à la mesure de ses capacités, dans l'espoir d'aller toujours plus loin dans l'approfondissement de la spiritualité et de la pratique. Sur le plan social, la prière en commun, la zakât sont déjà un engagement dans la voie et chaque pas effectué vers une meilleure reconnaissance du droit des personnes est un pas de plus vers la réalisation d'un modèle. On ne saurait donc commencer par la sanction quand tout, sur le plan social, nous pousse à la transgression, au vol, au mensonge, à la délinquance. Une telle intervention sur le champ social impose que nous considérions les choses en amont, et en profondeur. La législation devient ici le support de la réforme sociale et, dans le jeu de leur interaction, l'une s'appuie sur l'autre pour donner naissance à un vrai changement. On pourrait penser, à cette étape de la réflexion, qu'il n'y a rien là de spécifiquement islamique. Il reste, somme toute, que les orientations dont nous avons déjà parlé demeurent la référence fondamentale et que, de fait, il ne saurait y avoir de volonté de réforme sociale ou politique islamique sans la traduction concrète de ses priorités. En d'autres termes, une action sociale, pour être islamique, doit d'abord témoigner de son respect à l'éthique : elle ne se justifie jamais par son formalisme.

Source:

Le livre " Introduction à l'Islam" de Tariq Ramadan

  • e6un7

 

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