L'Islam et les musulmans
La première chose qu'il convient de définir est le terme Islam. Nous pouvons affirmer que ce mot Islam n'est pas apparu après l'arrivée d'un homme ou l'accomplissement d'un phénomène. L'Islam est la véritable religion d'Allah (traduction en arabe du mot Dieu). En effet, c'est Dieu qui a choisit l'Islam, comme le montre le verset suivant :
Sourate 5, Verset 3 | |
... Aujourd'hui, J'ai parachevé pour vous votre religion, et accompli sur vous Mon bienfait. J'ai agréé l'Islam comme religion pour vous... |
L'Empire Islamique Partie1/2 (Entendez-vous... par wake-up-oumma
L’islam est un mode de vie complet. Il régit toutes les sphères de la vie, de l’hygiène personnelle aux lois commerciales, et de l’organisation des sociétés à la vie politique. L’islam ne peut en aucun cas être séparé de la vie sociale, politique et économique, puisque la religion fournit un guide moral pour chaque action qu’entreprend une personne. Le premier acte de foi consiste à s’efforcer de respecter la volonté de Dieu dans la vie privée et publique. Les musulmans croient qu’ils doivent, ainsi que le monde qui les entoure, être totalement soumis à Dieu et à Sa volonté. De plus, ils reconnaissent que Sa loi doit être établie sur terre afin de créer une société basée sur la justice. Comme les juifs et les chrétiens avant eux, les musulmans ont été appelés à respecter un engagement envers Dieu, faisant d’eux une communauté de croyants devant servir d’exemple aux autres nations en créant un ordre social moral. Dieu s’adresse ainsi aux musulmans :
« Vous êtes la meilleure communauté qu’on ait fait naître pour les hommes; vous enjoignez le bien et interdisez le blâmable, et vous croyez en Dieu. » (Coran 3:110)
À travers l’histoire, être musulman a non seulement signifié appartenir à une communauté religieuse, mais aussi vivre sous la loi islamique. Car la loi islamique est vue comme une extension de la souveraineté absolue de Dieu.
L'Empire Islamique 2 (Le Soulevement des... par wake-up-oumma
Dieu est le souverain absolu, en islam, et Il est donc le seul Seigneur des cieux et de la terre. Tout comme Il est le Seigneur de l’univers physique, pour les musulmans, Il est aussi le législateur pour toutes les sphères de la vie. Tout comme Il est le Maître du monde physique, c’est Lui qui gouverne les affaires des hommes, dans la doctrine islamique. Ainsi, Dieu est le Législateur suprême[1], le Juge absolu et Celui qui distingue le bien du mal. Tout comme le monde physique se soumet à son Seigneur en suivant les lois « naturelles » de l’univers, les êtres humains doivent se soumettre aux enseignements moraux et religieux de leur Seigneur, qui a distingué le bien du mal, pour eux. En d’autres termes, seul Dieu possède l’autorité pour légiférer, déterminer les actes d’adoration et les valeurs morales et établir des normes d’interactions et de comportements humains. Cela parce que... :
« En vérité, la création et le commandement n’appartiennent qu’à Lui. » (Coran 7:54)
En islam, donc, Dieu est reconnu comme le seul souverain des affaires des hommes; il n’y a donc jamais eu de distinction entre l’autorité religieuse et l’autorité de l’État. Dans le christianisme, la distinction entre les deux autorités serait fondée sur certaines paroles de Jésus, dans le Nouveau Testament, demandant à ses fidèles de rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. C’est pourquoi à travers l’histoire du christianisme jusqu’à nos jours, il y a toujours eu deux autorités : « Dieu et César » ou « l’Église et l’État ». Chacune a toujours possédé ses propres lois et juridictions, sa propre structure et hiérarchie. Avant que le monde islamique ne soit influencé par l’Occident, il n’y a jamais eu deux pouvoirs et la question de la séparation n’a donc jamais été soulevée. La distinction, si profondément enracinée, dans le christianisme, entre l’Église et l’État n’a jamais existé en islam.
L’objectif d’un État islamique et de son autorité politique est d’appliquer la loi divine. Ainsi, l’État islamique idéal est une communauté gouvernée par la Loi révélée par Dieu. Cela ne signifie pas nécessairement qu’un tel État soit une théocratie directement gérée par des savants religieux ni une autocratie dans laquelle un seul dirigeant détiendrait un pouvoir absolu. Le rôle de l’État islamique est d’assurer l’ordre et la sécurité de façon à ce que les musulmans puissent accomplir leurs devoirs religieux et remplir leurs obligations quotidiennes. En islam, le calife[2] est le gardien de la religion et de la communauté. Contrairement à ce que certains croient, il n’est pas « surveillé » par les savants religieux, mais ces derniers lui prodiguent des conseils religieux et légaux. Le calife nomme aussi les juges qui règlent les différends en se basant sur la Loi islamique. Il y a un certain niveau de flexibilité par rapport au système de gouvernance et à son établissement, en islam, mais la religion, elle, doit être totalement appliquée au sein de l’État et de la société.
L’islam et la démocratieAfin que notre discussion, sur la démocratie, soit productive, nous devons d’abord connaître l’origine et le sens du concept de démocratie. En bref, selon les définitions moderne et plus traditionnelle du terme, nous pouvons dire que la pensée islamique rejoint certains des aspects de la démocratie. L’un de ces aspects est le fait que les musulmans ont le droit d’élire leurs dirigeants, de leur demander des comptes et, lorsque cela est nécessaire, de les démettre de leurs fonctions. L’islam, cependant, n’accorde pas au gouvernement le droit d’annuler ou de modifier les lois divines ni de créer de nouvelles lois (au niveau religieux). La légifération est un droit exclusif à Dieu. Quant aux lois non-religieuses, elles doivent tout de même demeurer en conformité avec les principes islamiques. Passer outre le droit exclusif de Dieu à la légifération est un péché impardonnable et une forme de polythéisme, car à la base de la croyance en l’unicité de Dieu se trouve aussi la croyance que Lui seul a le droit de légiférer. Ce que cela signifie, concrètement, c’est que les peuples et les élus qui les dirigent n’ont pas le droit de permettre ce que Dieu interdit ou de déclarer interdit ce que Dieu permet. Si les peuples leur accordent de tels droits et se conforment à leurs lois, cela revient à les élever au rang de divinités, et c’est pourquoi ce péché est une forme de polythéisme. Nul n’a le droit de modifier la Loi de Dieu et Sa Loi sera toujours supérieure et aura toujours préséance sur les lois des hommes. Les musulmans, aujourd’hui, cherchant à établir des paramètres entre l’islam et la démocratie, tentent de déterminer le rapport de leur religion aux institutions démographiques, au sein de leurs sociétés. La plupart des musulmans souhaiteraient avoir droit à une plus grande participation politique, voir les gouvernements rendre des comptes, jouir de plus de liberté et voir assurés les droits de l’homme. Il existe plusieurs moyens d’atteindre ces objectifs. Pour certains, l’islam a son propre mode de fonctionnement qui exclut les institutions démocratiques. Mais pour d’autres, l’islam est parfaitement capable d’accommoder et soutenir certaines institutions démocratiques; ils établissent un parallèle entre l’islam et certains concepts de la démocratie comme la consultation (ijma), l’intérêt public (maslaha) et l’opinion fondée sur les écritures sacrées (ijtihad). Ces mécanismes peuvent être utilisés pour soutenir des formes de gouvernements comprenant des systèmes d’équilibre des pouvoirs entre les branches exécutives, législatives et judiciaires. Cependant, les dirigeants d’États autoritaires ont plutôt tendance à ignorer, décourager et même supprimer les institutions démocratiques. D’une manière générale, l’islam est une religion qui non seulement gouverne la vie privée des gens, mais qui contrôle et réglemente tous les aspects de la vie publique. Comme la notion d’adoration, en islam, n’est pas limitée aux simples rituels, mais inclut tous les actes d’obéissance et de bienfaisance, il en va de même pour la notion de religion qui s’étend à tous les aspects de la vie sur terre. Aux yeux du musulman, la religion et l’État sont inséparables. Gardant ce principe à l’esprit, quelle que soit la forme de gouvernement qu’une société islamique choisit d’établir, toutes ses composantes doivent être en parfaite conformité avec les préceptes de la religion. Le système gouvernemental ne peut d’aucune façon exclure ou apporter des changements à aucun mandat de la religion. Telle est la nature monothéiste de l’islam, où tous les droits de Dieu Lui sont entièrement cédés. http://www.islamreligion.com/fr/articles/223/
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« La pluralité en islam ». Le titre de l’article peut surprendre le lecteur. Publié durant l’été 2006 sous la plume de Jamâl al-Bannâ [1], le papier n’a pas suscité de controverse, illustrant par là les difficultés à envisager la possibilité de remises en question des lieux les plus communs. Jamâl al-Bannâ n’est pas un quidam, mais le cadet du fondateur des Frères musulmans, un érudit affranchi de tout lien de subordination avec les autorités religieuses sunnites et politiques égyptiennes. La thèse développée était la suivante : un certain nombre de personnes pensent que, puisque l’islam est « la religion de l’unicité », l’unicité doit être la qualité de la communauté musulmane, qu’elle ne doit suivre qu’un seul responsable, qu’il ne doit y avoir qu’une seule presse, qu’un seul parti, etc. Non, répond al-Bannâ, l’unicité est l’attribut propre de « Dieu », aucun autre que « Dieu » ne peut y prétendre, pas même la communauté croyante qui s’en réclame. Les groupes visés n’ont pas manqué de se reconnaître, à commencer par ceux qui proclament, imaginant avoir réponse à tout, que « le Coran est notre constitution » [2].
Dans la suite de son propos, l’auteur épingle les juristes qui ont failli à leur tâche en verrouillant les sciences dans lesquelles ils ont régné en maîtres depuis des siècles. Il défend un principe de « liberté » adossé à un principe de « justice » et la nécessité de prolonger sans cesse la réflexion (tafkîr) en référence à ‘Abbâs Mahmûd al-‘Aqqâd (1889-1964). Les intentions apologétiques de ce dernier sont connues ; il écrivit une biographie de Muhammad qui, de son aveu même, relevait plus du témoignage rendu à l’homme de génie que du travail de l’historien [3]. Journaliste de talent, ayant à son actif plus de soixante-dix ouvrages, il fut un polémiste engagé et caustique, aux connaissances encyclopédiques qu’il devait à une bibliothèque personnelle de près de 40 000 ouvrages. Voilà le genre de figures dont l’islam contemporain a besoin, explique al-Bannâ, non pour reproduire ce qu’ils ont fait mais pour être à la hauteur de leur effort de pensée, un effort qui ne manquait pas d’aller puiser hors du corpus confessionnel.
Nous voulons aller plus loin et montrer que la parole s’inscrivait dans un espace de discussion bien plus large encore, il y a quelques siècles. Nos éditeurs feraient bien de s’en souvenir – ou de le découvrir –, à l’heure ou la grande maison Random House s’autocensure par crainte des réactions que pourrait provoquer la publication d’un roman sur Aïcha [4].
Glorification d’actes héroïques, de la fidélité à la foi professée, d’amitiés mais aussi accusation de meurtre, d’adultère, d’ivrognerie, d’apostasie, tel fut le lot des membres de l’entourage proche de Muhammad selon des documents longtemps négligés au profit d’une geste sans aspérités. Dans Sharh Nahj al-balâgha, Ibn Abî al-Hadîd (1190-1257) dénonce la sacralisation démesurée des compagnons du Prophète de l’islam et de son entourage le plus proche. Si cette sacralisation fut amplifiée par la Tradition, elle était inexistante au début de l’islam. Pour argumenter son propos, Ibn Abî al-Hadîd rapporte des querelles, des controverses et des désaccords attestés, non seulement au sein de la famille de Muhammad, mais aussi parmi ses compagnons et leurs successeurs, accusés de fautes graves. Il s’agit de luttes internes, motivées par des raisons politiques et de pouvoir, connues de tout le monde ; les ouvrages médiévaux les citent dans les détails, et les auteurs s’autorisent même à prendre parti pour l’un ou l’autre des protagonistes en question. Ibn Abî al-Hadîd en donne une liste non exhaustive tant les querelles et les désaccords sont nombreux. Il évoque les insinuations portant sur la judaïté supposée de Zayd b. Thâbit, en faisant allusion aux deux du’âba (nattes) qu’il portait alors qu’il était enfant et à ses jeux avec « des petits enfants juifs » [5]. L’enjeu est d’importance. Zayd est l’un des secrétaires de Muhammad et l’artisan principal de la collecte du Coran après sa mort, il était impensable que l’on donnât à penser que le Prophète de l’islam eût pu être informé par Zayd des écritures antérieures juives, voire chrétiennes [6]. Et pourtant, après avoir consulté à Bagdad des spécialistes dont il donne les noms, Abû al-Qâsim al-Balkhî (mort en 931) rejette les traditions selon lesquelles c’est Muhammad qui lui a ordonné d’apprendre ces langues. Zayd a fréquenté l’école juive de Yathrib (la future « ville du Prophète », Médine) [7], il savait de l’araméen ou du syriaque et de l’hébreu avant la venue de Muhammad dans cette ville.
Aïcha, l’une des femmes du Prophète [8], est aussi au centre de controverses. Elle a été accusée d’adultère, avant d’être innocentée. Elle a contredit les compagnons qui auraient rapporté le propos de Muhammad selon lequel « trois choses sont porteuses de malheur : la femme, la maison et le cheval ». Les versions varient sur les raisons qui expliquent cette altération dénoncée. Un hadîth indique, par ailleurs, qu’Aïcha détestait Ali, cousin et gendre du Prophète, qui allait devenir le quatrième calife et le premier imam pour les chiites, au point qu’elle ne pouvait pas prononcer son nom [9]. Les traditionnistes – ceux qui ont fixé la Tradition – ont opéré des choix définitifs et fermes, ils ont élu des personnages pour des raisons qui semblent difficiles à comprendre après-coup, mais qui impliquaient des enjeux. Ce fut le cas dans l’histoire qui opposa Aïcha à ‘Abd Allâh ibn ‘Umar [10], à propos du nombre de ‘umra (pèlerinage restreint au seul site mekkois) accomplis par le Prophète. Les traditionnistes ont choisi la position d’Aïcha, la mère des croyants [11]. À partir d’une certaine époque, cette parole a été considérée implicitement « comme un substitut de parole prophétique, bien entendu en dehors du cadre d’inspiration » [12], parce qu’elle était censée rappeler, de façon infaillible, la mémoire de la conduite quotidienne de Muhammad.
Ce qu’il importe de souligner, c’est que les successeurs des compagnons avaient une grande liberté de critiquer et de juger le comportement de ceux-là, surtout lorsque les fautes étaient avérées. Ils les considéraient comme n’importe quelle personne de leur entourage, ils n’hésitaient pas à les dénoncer. Ce n’est que par la suite que la Tradition, suivie de la vox populi, fit d’eux des personnes sacrées. Ibn Abî al-Hadîd appuie ses propos sur des sourates coraniques qui constituent pour lui la preuve que les compagnons ainsi que l’entourage du Prophète n’étaient pas préservés contre les fautes et les péchés. Ces références, précise-t-il, s’appliquent à tout un chacun : « Dis, moi je redoute, si je me rebellais contre mon Seigneur, le châtiment d’un Jour terrible » [13] ; « Arbitre entre les hommes selon la vérité, ne suis pas ta passion, elle t’égarerait loin du sentier de Dieu, ceux qui s’égarent loin du sentier de Dieu ont un affreux tourment pour avoir oublié le jour du jugement » [14]. En tant que fervent défenseur de la cause chiite, il accuse Mu’âwiya (le cinquième calife, qui a combattu Ali, le quatrième calife) et ses successeurs d’être à l’origine de l’interdiction de s’opposer aux compagnons en ayant recours aux accusations d’« innovant », de « mécréant », d’« apostat » ou d’« hypocrite ». Comme l’a exposé Jacqueline Chabbi, « un mode de représentation et d’accréditation du passé » a été imposé. Selon ces mécanismes et ces critères, il n’y a plus eu de place pour le doute dans les chaînes de transmission qui remontent à ces figures comme aux paroles et gestes qui leur sont associés [15].
Une étude approfondie est possible et souhaitable, avec d’autres outils, pour retracer l’évolution de ces récits. La première remarque qui s’impose, c’est que les personnages de ces anecdotes, racontées dans les livres de Hadîth, de Maghâzî (expéditions militaires), de Sîra (biographie du Prophète), ainsi que d’autres types d’ouvrages, ont le plus souvent une valeur démesurément symbolique dans les rôles qu’ils jouent. Ils sont codifiés et organisés de manière très précise. Chacun est devenu une personne hors d’atteinte, un salaf, rendu sacré par la Tradition. Les traditionnistes les ont inscrits dans un ensemble clos à un moment de l’histoire arabo-musulmane.
On pourrait croire, comme le prétend Ibn Abî al-Hadîd, que l’interdit pesant sur ces figures remonte aux premiers temps de l’islam. Rien de tel. Ibrâhîm ibn Sayyâr al-Nazzâm (mort en 846), associé au courant du mu‘tazilisme doctrinal, fut un esprit à ce point audacieux qu’il niait catégoriquement tous les hadîth ou en inventait de ridicules (sur la supériorité du chat sur le chien, par exemple), il allégorisait les versets du Coran qui le gênaient, niait l’inimitabilité littéraire du Coran et accusait tous les compagnons du Prophète d’avoir commis des péchés graves [16]. L’exemple est celui d’un radical. Il vise à montrer les potentialités encore ouvertes voici onze siècles, y compris sur ce qui aujourd’hui paraît le plus sacralisé. Ne parlons pas, pour l’époque, de liberté de pensée, cela n’aurait aucun sens. Le statut d’impie a pesé sur les mu‘tazilites qui formaient école autour de deux principes fondamentaux : ce qui existe ne peut dépendre que d’un Créateur, sa « parole » est donc créée (en d’autres termes, le Coran n’est pas Dieu lui-même) ; l’homme est non seulement capable de découvrir par le travail de son intelligence les grandes vérités morales, mais il est libre de les suivre ou non. Cette école aux accents divers lia son destin à l’autorité de califes abbassides – al-Ma’mûn et ses deux successeurs –, en persécutant ses adversaires qui, à leur tour, devinrent les maîtres pour étouffer pendant plus d’un millénaire les écrits mu‘tazilites [17]. Elle nous intéresse dans la mesure où elle naît d’un problème juridique portant sur la validité des témoignages contradictoires. L’enjeu est considérable puisque, en fonction de la réponse, tout l’édifice de la Tradition des « faits et dits » du Prophète, reposant sur des chaînes de transmetteurs qui remontent à Muhammad, est susceptible d’être ébranlé. Or, nombre de nos contemporains ont peur de cet ébranlement. Ils ignorent les travaux pionniers qui montrent que l’historiographie musulmane des origines se construit en partie en continuité avec la tradition de l’Antiquité tardive, qu’elle n’est pas une donnée indépendante de son contexte d’éclosion [18]. Gageons que le travail annoncé sur la remise à plat des recueils de hadîth par les autorités religieuses turques saura faire bouger les lignes. Mais aucun engagement similaire ne semble venir du monde arabe.
Sans doute est-ce d’abord parce qu’une hypothèque pèse sur la langue arabe [19]. A-t-elle une histoire reconnue ? Contre toute apparence, la réponse est loin d’être évidente. En témoignent les affirmations courantes selon lesquelles Dieu a créé la langue arabe dans le but exclusif de diffuser l’islam ; Adam – dont l’existence n’est pas discutée par ceux-là – parlait d’ailleurs arabe et son fils Caïn aussi puisque des textes qui leur sont attribués ont été publiés [20]. Le chercheur allemand August Fischer (1865-1949) a lancé à Bâle, il y a un siècle, l’idée de la constitution d’un dictionnaire historique. Il a accumulé de nombreuses fiches lexicographiques plus tard déposées à l’Académie de langue arabe du Caire [21]. En 1934, en effet, son idée a été reprise par cette institution, dont les membres ont créé un « Comité du dictionnaire » auquel a participé Fischer. La Seconde Guerre mondiale a bloqué les travaux : l’orientaliste était en Allemagne, ses collaborateurs et ses fiches en Égypte, et il est décédé en 1949 sans avoir achevé son entreprise. L’Académie du Caire a mis ses notes à disposition, mais personne, en Égypte, n’a repris le chantier pour le mener à bien. Quant au principe, les académiciens, auteurs de la préface d’un Grand Dictionnaire (1956), reconnaissent que l’arabe ne s’arrête pas au IIe siècle de l’hégire, et que cette langue a un passé, un présent et un avenir [22]. Dans le monde de langue arabe, peu de choses ont été faites depuis un demi-siècle pour illustrer cette affirmation. Les recherches effectuées par l’Institut des manuscrits arabes, sous la direction de Salâh al-Dîn al-Munajjed et de ses successeurs, ont apporté des pièces utiles au dossier. Mais les universitaires attendent des ouvriers susceptibles d’être qualifiés, des moyens financiers et une volonté capable de surmonter les obstacles posés par les représentants du magistère religieux. Il n’existe toujours pas de dictionnaire étymologique de langue arabe. Toutefois, des universitaires allemands ont pu obtenir des doubles des notes de Fischer qu’ils ont mises à profit avec celles de Theodor Nöldeke (1836-1930), de Hermann Reckendorf (1863-1924), de H. L. Fleischer (1801-1888) et de Heinrich Thorbecke (1837-1890). Ils ont commencé, en 1956, la publication d’un dictionnaire de l’arabe classique [23].
Il est temps de se rendre compte qu’il peut y avoir plusieurs approches d’une seule et même chose, sans pour autant que la conception de l’autre ne soit perçue comme au service d’un but de nuisance et de destruction. Une civilisation, une culture, une religion qui se défendent bien sont celles qui n’ont pas peur d’aller de l’avant, qui ne craignent pas d’être confrontées et de se mêler aux autres, parce que leurs bases sont solides, fondées sur des conceptions qui n’empêchent pas le débat a priori. La confrontation à d’autres points de vue représente un enrichissement. Le protectionnisme à outrance (femmes sans visage et mosquées interdites aux non musulmans [24]) et les tentatives de verrouillage n’ont jamais constitué une force en soi. Au contraire, ils révèlent des faiblesses et des failles profondes qui nous font plonger dans des méandres d’obscurantisme d’où il est difficile d’être en interaction avec des points de vue qui ne sont pas nôtres. Ne voit-on pas enseigner de nos jours, dans une sérénité totale et sans aucun scrupule, que « l’arabe est la langue du Paradis » et qu’avant d’y accéder tout le monde sera confronté à « l’examen linguistique de la tombe », à savoir que l’ange chargé de questionner les défunts à leur arrivée dans la tombe posera ses questions en langue arabe et malheur à celui qui ne saura y répondre ? Que certains adhèrent à cette vision des choses, bien que les musulmans maîtrisant l’arabe constituent seulement une minorité dans le monde (sans parler des non musulmans), n’a rien de condamnable. Mais cela devient inquiétant s’il n’est pas possible, à côté, de tenir un autre discours. Ainsi, si en Occident beaucoup croient en la voyance ou à l’horoscope, il se trouve toujours quelqu’un pour leur rappeler qu’il s’agit de charlatanisme et de tromperie ; une fois avertis, ils restent libres d’y croire. Le problème est que, dans le cas de « l’examen linguistique de la tombe », aucun des ulémas ne s’est élevé contre ce type de réflexion, alors que les études linguistiques ont progressé et connu des évolutions considérables.
La naïveté est mauvaise conseillère. Les mots posés sur ces sujets sont piégés par des enjeux politiques majeurs. Affirmer, par exemple, que les Nabatéens étaient des Arabes ou tenir la position inverse a d’inévitables implications sur le problème le plus brûlant de la région depuis soixante ans : le conflit israélo-arabo-palestinien. Il ne faudrait pas réduire pour autant la faiblesse des recherches à cette question, le malaise est plus profond. Dans la controverse qui l’opposa à Ernest Renan, en 1882, Jamâl al-Dîn al-Afghânî demandait à son interlocuteur de ne pas condamner l’islam de l’avenir, au nom d’un passé glorieux, tout en reconnaissant les blocages du moment :
Je sais toutes les difficultés que les musulmans auront à surmonter pour atteindre au même degré de civilisation, l’accès de la vérité à l’aide des procédés philosophiques et scientifique leur étant interdit. […] Attelé, comme un bœuf à la charrue, au dogme dont il est l’esclave, il doit marcher éternellement dans le même sillon qui lui a été tracé d’avance par les interprètes de la loi. [25]
Le propos est frappé au coin par une sorte de fascination pour le scientisme dont les Européens semblaient incarner la quintessence. Il alimente aussi la thèse dite de la « double vérité » : aux humbles la foi du charbonnier, aux élites l’accès à la philosophie. Jamais il ne fut traduit en arabe, et ceci n’est pas un détail. Deux familles se réclament de ce personnage et de son compagnon d’exil parisien, Muhammad ‘Abduh (1849-1905), pour rompre avec la spirale du déclin relatif constaté dans le monde majoritairement musulman. La première (Taha Husayn, les frères Abd al-Razîq, etc.) met l’accent sur la nécessité de ne pas tenir pour acquis la tradition héritée, de s’ouvrir aux langues étrangères et aux disciplines nouvelles, notamment les sciences humaines et du langage, pour repenser l’expression de la foi musulmane dans le temps présent. La seconde (Rachid Ridâ, Hasan al-Bannâ, etc.) invite à revenir au modèle des anciens (salaf), convaincue qu’il y a dans le paradigme de Médine au temps de Muhammad un modèle indépassable. Entre les deux naviguent les ulémas conservateurs, gardiens d’un temple mis au service des intérêts étatiques de régimes autoritaires. Leur histoire est ponctuée d’affrontements bien connus, le plus souvent perdus par la première tendance [26]. Mais, ce qu’il importe de souligner, par-delà les procès et autres mises en demeure, c’est la liberté de ton qui prévalait dans ces controverses. Une liberté qui a, aujourd’hui, en partie disparu.
Après d’autres, nous situons le point de rupture au milieu des années 1970. En fondant son étude sur des pièces parfois inédites, Hamadi Redissi a montré comment le wahhabisme avait glissé de la marge au centre de l’orthodoxie sunnite avec la capacité de fixer les normes. L’un des moments-clés de ce passage est, selon lui, la controverse inaboutie entre Habib Bourguiba et le cheikh Ibn Bâz, alors une des sommités de l’université de Médine. Par une fatwâ, Ibn Bâz accusa le président tunisien d’impiété manifeste, justiciable de la peine de mort. Bourguiba échappa à la peine mais, sur le fond, Ibn Bâz reçut le soutien d’ulémas en poste de responsabilité jusqu’en Inde [27]. Il rappela que l’espace scripturaire avait été définitivement clos et qu’il ne faisait qu’appliquer la règle, instaurée au Moyen Âge par ses prédécesseurs, qui consistait à fixer les normes et les modes de pensées ; il se situa donc en tant qu’instance qui décidait de la légitimité d’une parole sur des écritures. Pour Ibn Bâz, la pensée ne pouvait être réduite à elle-même, elle ne pouvait se désolidariser du texte fondateur, même de la place de président d’un État souverain et indépendant qui invitait à mettre en doute la lecture littérale de la transformation du « bâton de Moïse » en serpent. Le bâton de Moïse s’est vraiment transformé en serpent et au diable l’allégorie et la métaphore ! Il se peut que la métaphore soit un procédé peu apprécié des jurisconsultes, dans la mesure où elle a cette capacité à transgresser le sens. La balâgha (rhétorique) n’est-elle pas importante, parce qu’elle contrôle les figures du langage, c’est-à-dire la production du sens ?
Le fait de réfuter des histoires qui semblent invraisemblables, dans la manière dont elles sont présentées, est perçu comme un acte visant à récuser la parole divine. Pour Ibn Bâz, comme en islam médiéval, il n’y avait pas de distribution de modes de pensées ou de genres littéraires ; on ne pouvait donc pas dissocier la vision du philosophe, du politologue, du critique littéraire, de l’historien et même du chef d’État, de celle du muhaddith (transmetteur de traditions prophétiques) ou bien du faqîh (jurisconsulte). Dans cette perspective, tout est lié à une base commune, celle délimitée par les prédécesseurs d’Ibn Bâz où l’exemplarité consiste à se conformer à des normes, à une hiérarchie de pensée et d’écriture. Ainsi, aucune relecture n’est possible, faute de quoi celui qui s’y essaie s’expose à de lourdes sanctions.
Depuis cette controverse avortée, on assiste à un durcissement, une surenchère dans les accusations d’apostasie, une inflation de fatwâ. Le lieu n’est pas d’insister sur les causes politiques ou structurelles du phénomène [28]. L’assassinat de Faraj Foda et l’exil forcé de Nasr Hamid Abû Zayd, convaincus d’apostasie pour leurs écrits sur le texte coranique, sont les exemples les plus emblématiques. Il en est de moins visibles. Hassan Hanafî, responsable des études philosophiques dans l’université égyptienne depuis plus de trente ans, se garde bien de rappeler les propos de son jeune âge :
L’athéisme est la purification de la religion de tous les schèmes collés sur elle au cours de l’histoire. L’athéisme est un retour à la religion dans sa pureté originelle. Il est une saisie de l’essence de toute révélation. L’athéisme est souvent le fait de l’homme qui se sent écrasé sous le poids du Dieu des théologiens […]. Il est le fait de la Raison humaine qui réfute les superstitions, le mystère, l’idolâtrie, le chosisme et toute extériorité. […] L’athéisme est aussi le fait de la liberté. [29]
Le même s’est ensuite proclamé disciple de Qotb et de Mawdûdi, puis a applaudi Khomeiny tout en l’invitant à injecter un peu d’analyse marxiste afin d’atteindre à la vraie « révolution islamique » [30]. Et il dénonce, aujourd’hui, l’écrivain Abdelwahab Meddeb comme « vendu à l’Occident » [31].
Dans la recherche française, l’islam a hérité d’un statut à part, il n’est pas étudié au même titre que le judaïsme et le christianisme en « histoire des religions ». Il ne l’est plus dans un secteur que l’on appelait autrefois l’« orientalisme », Alexandre Popovic est sans doute le dernier grand spécialiste à s’en réclamer publiquement. Bien qu’elle ait été très tôt pondérée [32], la thèse d’Edward Saïd [33] – vulgarisée à outrance – en a sapé les fondements : l’Orient a été une construction des lettrés et des savants de l’Europe pour asseoir culturellement une domination qui s’exerçait par les armes. La sociologie et les sciences politiques ont donc ramassé le phénomène laissé en déshérence. Pour le reste, les spécialistes français de l’islam contemporain se comptent à peine sur les doigts de deux mains. Du fait de leur histoire, l’état de la recherche en Amérique du Nord est différent, mais la vogue des « cultural studies » comme le poids de la politique extérieure américaine conduisent à un résultat analogue : l’islam et les musulmans relèvent souvent de l’exclusive altérité.
Le comparatisme ne manque pourtant pas de se révéler fécond. Il existe en linguistique, où les arabisants travaillent de concert avec les hébraïsants (par exemple à l’INALCO ou à l’université d’Aix-en-Provence [34]), mais leurs travaux sont méconnus du grand public. Il reste trop timide en histoire et porte d’abord sur ses aspects les plus spectaculaires ou les plus radicaux [35]. Or les acteurs n’ont pas manqué de signaler les analogies de leurs réactions. Dans la réplique d’Al-Afghânî à Renan, citée plus haut, l’intellectuel musulman écrit avec justesse que « les chefs vénérés de l’Église catholique n’ont point encore désarmé » dans la lutte qui les opposent « au mouvement intellectuel ou philosophique » de leur temps. Les autorités religieuses étaient décontenancées par des disciplines qui revendiquaient une autonomie par rapport à la théologie et au droit confessionnel. Dans ce cadre, le rapport au texte considéré comme expression divine cessait d’être sacralisé, les notions de « révélation », de « création », de « surnaturel » et de « conscience » étaient débattues sans réserve. Les découvertes en archéologie (les vestiges d’un homme dans la vallée allemande de Neander), en philologie et en linguistique bousculaient des récits tenus pour acquis : avec la lecture publique du contenu de l’Épopée de Gilgamesh, il n’était plus possible de prétendre que le texte biblique était le plus ancien rédigé dans l’histoire de l’humanité.
La remise en question fut douloureuse. Elle prit le nom de « crise moderniste » dans l’Église catholique [36]. Cette dernière poursuit un combat philosophique qui, avec le temps, a pris la forme d’un dialogue vigoureux sur les présupposés qui fondent l’épistémologie des sciences. Elle a été rejointe dans ce domaine par des fidèles d’autres Églises, et leur manifestation la plus dynamique est le mouvement « Radical orthodoxy » [37]. En revanche, elle a perdu la bataille de tranchée qu’elle menait contre l’exégèse historico-critique. Aujourd’hui, le magistère romain ne soutient plus que les cinq premiers livres de la Bible ont été rédigés par Moïse… Il ne paraît pas que, pour cette raison, la foi des fidèles catholiques s’en soit trouvée affaiblie [38]. Ne peut-il en être de même avec le texte coranique ?
La culture arabo-musulmane se désigne par un centre massif. Ce centre ou ce noyau, c’est le Coran. C’est à partir de ce centre que les normes, les modèles de pensée et de légitimation des écritures ont été déterminés. Toute entreprise dans le domaine arabo-musulman a dû être confrontée, de façon implicite ou explicite, au texte coranique qui est devenu l’instance de légitimité, le modèle suprême de référence, la parole fondatrice. Toutes les écritures, médiévales et – en partie – modernes, se sont raccrochées au texte fondateur, depuis l’épître morale jusqu’au texte de grammaire. Le paradoxe est que, d’un autre côté, on invoque l’inimitabilité (al-i‘jâz), ce barrage qui interdit l’usage humain des procédés coraniques. Cela signifie que nous sommes devant une parole-écriture qui se refuse à toute imitation, mais se pose, en même temps, comme modèle. Or, par définition, un modèle est ce qui sert à la reproduction, à l’imitation. Il y a donc une ambiguïté totale.
À côté d’un discours confessant, il doit être possible de parler de l’islam comme d’une expression religieuse parmi d’autres, rien de plus. C’est dans le va-et-vient permanent entre ces deux pôles – pensée confessante et pensée non confessante – qu’une majorité de fidèles dans le judaïsme, le christianisme et bien d’autres religions encore, ont accepté de cheminer. Leurs représentants l’ont fait avec difficulté, et parfois incomplètement, comme le montrent aux États-Unis les débats récents sur le créationnisme. Le mouvement est timide dans le monde majoritairement musulman, mais il n’est pas inexistant [39]. Il peut trouver une impulsion décisive à partir de l’Europe. La condition est de reconnaître que, par le passé, il n’y a pas toujours eu entre musulmans « acceptation consensuelle » sur des « règles immuables issues des sources authentiques de l’Islam : le Saint Coran et la Sunna (tradition du Prophète) » [40]. L’ardeur à relever le défi était forte, il y a un siècle, lorsqu’un Muhammad ‘Abduh n’hésitait pas à croiser respectueusement le fer avec un Farah Antun, fondateur de la revue Al-Jami’a, dans laquelle ce dernier publiait les textes traduits de Voltaire, Rousseau, Hugo ou Darwin. Ne pas inviter à prolonger ce geste consiste à tenir une partie de l’humanité à l’écart d’un travail de l’esprit où la parole n’est jamais close.
Les auteurs assument l’entière responsabilité du contenu de cet article, mais ils tiennent à remercier Claude Gilliot, professeur à l’université de Provence, pour ses conseils et ses propositions de compléments.
par Dominique Avon & Abdellatif Idrissi [21-10-2008]
[1] Jamâl al-BANNÂ, « La pluralité en islam », al-Masrî al-Yawm, 9 août 2006.
[2] Slogan développé par les Frères musulmans dans les années 1940, encore en vogue aujourd’hui dans certains milieux.
[3] ‘Abbâs Mahmûd al-‘AQQÂD, ‘Abqariyyat Muhammad, Le Caire, 1943.
[4] Le manuscrit à paraître est celui de Sherry JONES, The Jewel of Medina (voir Libération, 18 août 2008).
[5] IBN ABÎ al-HADÎD, Sharh nahj al-balâgha, Beyrouth, Dâr ihyâ’ al-thurât al-‘arabî, 1960, 20 vol., p. 2090-2092.
[6] Claude GILLIOT, « Le Coran, fruit d’un travail collectif ? », in Daniel De SMET, G. de CALLATAY et J.M.F. Van REETH (éd.), Al-Kitâb. La sacralité du texte dans le monde de l’Islam, Actes du Symposium international tenu à Leuven et Louvain-la-Neuve du 29 mai au 1er juin 2002, Bruxelles, Louvain-la-Neuve, Leuven, Acta Orientalia Belgica. Subsidia III, 2004, p. 195-99 (185-231) ; Id., « Une reconstruction critique du Coran ou comment en finir avec les merveilles de la lampe d’Aladin ? », in M. KROPP (ed.), Results of contemporary research on the Qur’an. The question of a historico-critical text, Beyrouth, Orient Institut/Würzburg, Ergon Verlag, 2007, p. 62-66 (33-137).
[7] Michael LECKER, « Zayd b. Thâbit, ‘a Jew with two sidelocks’ : Judaism and literacy in Pre-Islamic Medina (Yathrib) », JNES, 56 (1997), p. 259-73.
[8] Aïcha est la fille du premier calife de Médine (de 632 à 634) et le plus fidèle compagnon du Prophète pour les sunnites. Selon la Tradition, Aïcha fut considérée comme l’épouse préférée du Prophète ; elle aurait eu vingt ans à sa mort. La date de sa mort retenue par la tradition est 678, c’est-à-dire plus de quarante ans après Muhammad.
[9] Al-BUKHÂRÎ, Sahih al-Bukhârî, tome 1, chapitre « al-ghusl wa al-wudû’ fî al-mikhdab wa al-qadah wa al-khashab wa al-hijâra » (L’emploi pour la lotion et l’ablution de bassine, de cruche, de vases en bois et en pierre), Beyrouth, Dâr al-qalam, 1987, p. 156-157. Ce hadîth est cité plusieurs fois dans le Sahih al-Bukhârî.
[10] ‘Abd Allâh (mort en 693) était le fils de ‘Umar ibn al-Khattâb, deuxième calife de Médine (634-644) ; il est considéré par la tradition parmi les jeunes compagnons du Prophète.
[11] J. CHABBI, Le Seigneur des tribus, Paris, Noêsis, 1997, p. 349.
[12] Ibid., p. 350.
[13] Al-An‘âm 6/15 ; Yûnus 10/15.
[14] Sâd 38/26.
[15] La prévalence d’un discours féminin émanant de la femme du Prophète « ’umm al-mu’minîn » la mère des croyants ou de sa fille Fâtima, figure encore plus sacralisée, est à mettre en doute dans la société arabe de cette époque qui était de forte patrilinéarité.
[16] Robert CASPAR, Traité de théologie musulmane. Tome 1 Histoire de la pensée religieuse musulmane, Rome, P.I.S.A.I., 1996, p. 150. Il cite à ce sujet la thèse de Muhammad ABÛ RÎDA, Ibrâhîm b. Sayyâr al Nazzâm wa-arâ’uhu l-kalâmiyya al-falsafiyya, Le Caire, Lajnat al-ta’lîf, 1946, 183 p.
[17] Dominique URVOY, Histoire de la pensée arabe et islamique, Paris, Seuil, 2006, p. 174-191.
[18] Abdesselam CHEDDADI, Les Arabes et l’appropriation de l’histoire. Émergence et premiers développements de l’historiographie musulmane jusqu’au IIe/VIIIe siècle, Paris, Sindbad/Actes Sud, « La Bibliothèque Arabe », 2004.
[19] Claude GILLIOT et Pierre LARCHER, « Language and style of the Qur’an », Encyclopaedia of the Qur’an (EQ), III, Leyde, Brill, 2003, p. 109-135.
[20] Par exemple après la mort d’Abel, Adam composa une élégie (rithâ’) dans laquelle il pleura son fils ; Wahb IBN MUNABBIH, Kitâb al-Tîjân fî mulûk Himyar, Sanaa, Edition Markaz al-dirâsât wa al-abhâth al- yamaniyya, s.d, pp. 24-25.
[21] Jörg KRAEMER, « August Fischer Sammlungen zum arabischen Lexikon », ZDMG, 105 (1955), p. 81-105 ; Fuat SEZGIN, Geschichte des arabischen Schriftttums, VIII, Leiden, Brill, 1982, p. 4-5.
[22] Ibrahim MADKOUR, « Le dictionnaire arabe au XXe siècle », MIDEO, n°6, 1959-1961, p. 337-345.
[23] Jörg KRAEMER, Helmut GÄTJE (1927-86), puis Anton SPITALER (1910-2003), Manfred ULLMANN (1931-), et al. (hrsg.), Wörterbuch der klassischen arabischen Sprache, auf Grund der Sammlungen von August Fischer, Theodor Nöldeke, Hermann Reckendorf, I-IV (lettres kâf et lâm), Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1957-2006 (les traductions de l’arabe y sont données en anglais et en allemand), dont la parution continuera, on l’espère.
[24] L’interdiction pour les étrangers non musulmans d’entrer dans les mosquées, instaurée par le Maréchal Lyautey sous le protectorat français, existe toujours au Maroc.
[25] Ernest RENAN, L’Islam et la science (avec la réponse d’al-Afghânî), Montpellier, L’Archange Minotaure, 2003, p. 40.
[26] À titre d’exemple, voir Ali ABD al-RAZIQ, L’Islam et les fondements du pouvoir, Le Caire, 1925 (nouvelle traduction et introduction de Abdou Filali-Ansary), Paris, La Découverte / CEDEJ, 1994.
[27] Hamadi REDISSI, Le Pacte de Nadjd, ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2007, p. 217-232.
[28] Gilles KEPEL, Jihad. Expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2000.
[29] Dans Youakim MOUBARAC (dir.), Les Musulmans. Consultation islamo-chrétienne entre Muhammad Arkoun, Hassan Askari, Muhammad Hamidullah, Hassan Hanafi, Muhammad Kamel Hussein, Ibrahim Madkour, Seyyed Hossein Nasr et Youakim Moubarac, Paris, Beauchesne, « Verse et controverse », 1971, p. 118-119.
[30] Olivier CARRÉ et Gérard MICHAUD, Les Frères musulmans (1928-1982), Paris, Gallimard/Julliard, « Archives », 1983, p. 91.
[31] Abdelwahab MEDDEB, Sortir de la malédiction. L’islam entre civilisation et barbarie, Paris, Seuil, 2008, p. 175.
[32] Maxime RODINSON, La Fascination de l’Islam, Paris, Maspero, 1980.
[33] Edward W. SAÏD, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980.
[34] Philippe CASSUTO et Pierre LARCHER, La Formation des mots dans les langues sémitiques, Publication Université Provence, 2007. Pierre Larcher est professeur d’arabe et Philippe Cassuto est professeur d’hébreu, tous deux à l’université de Provence.
[35] Élie BARNAVI, Les Religions meurtrières, Paris, Flammarion, « Champs actuel », 2006.
[36] Émile POULAT, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », 1996 (1962). Pierre COLIN, L’Audace et le Soupçon. La crise du modernisme dans le catholicisme français 1893-1914, Paris, Desclée de Brouwer, « Anthropologiques », 1997.
[37] Adrian PABST et Olivier Thomas VENARD, Radical Orthodoxy. Pour une révolution théologique, Genève, Ad Solem, 2004.
[38] François LAPLANCHE, La Crise de l’origine. La science catholique des Évangiles et l’histoire au XXe siècle, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », 2006.
[39] Voir Abdou FILALI-ANSARY, Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui / islam et société », 2003.
[40] La « Charte des Musulmans d’Europe », signée à Bruxelles le 10 janvier 2008, fait précisément l’impasse sur ce passé et le silence des auteurs ne permet pas de comprendre la diversité du paysage musulman.
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Les Druzes se trouvent dans le sud du Liban, en Syrie, dans la zone montagneuse du Hawran ou djebel Druze, et dans le nord d’Israël, en Galilée. Cette petite communauté, composée d’environ 900 000 personnes, a su conserver au fil des ans une identité et une religion très particulières. Les communautés druzes ont joué notamment un rôle politique important dans l’histoire de l’indépendance du Liban et dans la guerre de 1975-1990.
Les origines des Druzes
De nombreuses théories, parfois assez fantaisistes, se sont élaborées autour des origines des Druzes. Il semble cependant que la nouvelle religion se soit formée au Xème siècle autour du calife Hakem de la dynastie fatimide, qui régna sur l’Egypte et sur une partie de l’Afrique du Nord. Hakem est considéré comme le sixième Imam de la branche ismaélienne. Le calife se déclare à la fin de son règne d’essence divine, et entend former une religion universelle. Il est notamment soutenu par deux fonctionnaires d’origine persane, Daruzi (le terme de druze se serait formé à partir de son nom) et Hamza, qui développent et prêchent la nouvelle religion. Mais cette prédication entraine rapidement des troubles dans les années 1017-1018, obligeant les nouveaux adeptes à fuir l’Egypte pour se refugier dans les montagnes du Chouf au Liban et dans les confins syriens. Hamza puis un autre disciple, Muqtana, élaborent alors réellement la doctrine. Daruzi, dont les mœurs et les principes sont jugés trop éloignés de la nouvelle doctrine, est finalement écarté de la communauté. Hamza est d’ailleurs considéré comme un Imam par les Druzes.
Leur évolution dans l’histoire
Considérés comme hérétiques par les sunnites comme par les chiites, les Druzes ont régulièrement fait l’objet de persécutions tout au long des siècles. Ils ont ainsi développé une capacité de résistance et leur courage est reconnu dans l’ensemble de la région. Ils ont su maintenir leur religion sous les différentes dynasties qui se sont succédées. La communauté est dirigée par des Emirs appartenant à de grandes familles féodales telles que la famille Maan (1516-1697), les Chéhab (1697-1841) ou encore les Aslan et les Jumblattî dans le Chouf. Les Druzes entretiennent, dans un premier temps, de bons rapports de voisinage avec les Maronites, les aidant même à s’émanciper. Mais au XIXème siècle, les rivalités s’exacerbent entre les chefs de clans ainsi qu’entre les deux communautés. La montée des tensions aboutit notamment aux massacres de 1860 qui finissent par entrainer l’intervention des puissances européennes au Liban.
La doctrine
La doctrine druze est influencée par de multiples courants philosophiques et religieux d’origines diverses. C’est une religion issue du chiisme et plus particulièrement de l’ismaélisme. Les Druzes croient en un Dieu unique. Il y a confusion de Dieu et de l’univers tout entier.
Comme les chiites, ils croient en l’interprétation ésotérique des Ecritures. La parole divine doit donc être en permanence interprétée pour découvrir son sens caché et allégorique. Pour cela, des guides spirituels (les imams) d’essence divine sont envoyés sur terre et chargés d’enseigner ces connaissances aux croyants. Hakem est pour les Druzes le dernier Imam, la dernière incarnation de Dieu sur terre (Dieu aurait pris à dix reprises une apparence humaine). Il disparait dans des conditions mystérieuses en 1021, son corps n’a jamais été retrouvé. Les croyants considèrent qu’il n’est pas mort et qu’il reviendra à la fin des temps pour instaurer un royaume de prospérité et de justice, qu’il fera triompher la religion unitaire et punira les infidèles. Les textes druzes sont gardés jalousement et ne sont révélés aux fidèles qu’après une période d’initiation. Les lois et principes sont regroupés essentiellement dans Les Epitres de la Sagesse, manuscrit rédigé par Hamza et Muktana. Seuls les initiés, les ‘ukkâl, ont le privilège d’accéder à cette connaissance mystique. Les plus initiés d’entre eux, les ‘ajâwîd, sont chargés d’enseigner la religion unitaire aux futurs initiés. Il existe également un guide spirituel, Cheikh Al Akl, considéré comme la plus grande autorité religieuse de la communauté et chargé de maintenir la cohésion entre les croyants. Une fois initié, le croyant promet solennellement de ne jamais révéler sa connaissance. Cette initiation est réservée à une certaine élite : les Druzes restent pour la plupart des juhhâl et se contentent de suivre les préceptes de leur religion. Ils sont une communauté très fermée. Depuis 1034, le prosélytisme n’est plus pratiqué et il est impossible de se convertir. On ne peut que naître druze.
D’une manière générale, les Druzes sont très discrets en ce qui concerne leur religion. Il n’y a ni rite ni lieu de culte. La prière se fait intérieurement, c’est un acte qui se fait librement, n’importe où et à n’importe quel moment. Les cinq piliers de l’Islam ne sont finalement pas vraiment respectés : le pèlerinage à La Mecque n’est pas nécessaire, le jeûne est remplacé par une période de silence et l’aumône est considérée comme un principe naturel qui ne devrait même pas avoir besoin d’être réglementé. Le croyant doit respecter cependant une morale assez austère (interdiction de mentir, de croire dans son âme à une autre religion, de boire du vin, accepter son sort…).
Une autre grande particularité de la religion unitaire réside dans la croyance en la métempsycose, la réincarnation. L’âme est immortelle. Elle se sépare au moment du décès du corps d’un Druze pour pénétrer dans le corps d’un nouveau né au moment de sa première respiration. Il est alors extrêmement important que le corps du défunt soit enterré en suivant des rites particuliers. L’âme se rapproche de la perfection au fur et à mesure des réincarnations.
Par ailleurs, il existe un principe de la dissimulation, dit taqiyya, qui invite le croyant à cacher sa religion par sécurité ou lorsque les intérêts de la communauté peuvent être menacés.
On constate ainsi que les Druzes ont un souci constant de préserver culture et religion.
Bibliographie
Paul-Jacques Callebaut, Les Mystérieux Druzes du Mont-Liban, Tournai, La Renaissance du Livre, 2000
Marie Dupont, Les Druzes, Paris, Editions Brepols, 1994
Louis Perillier, Les Druzes, Paris, Editions Publisud, 1986
http://www.lesclesdumoyenorient.com/Druzes.html
Par André Miquel
Professeur au Collège de France
Souvenons-nous c’était notre enfance. Nous descendions des Gaulois qui semblaient être là depuis toujours, la preuve, c’est que le pays s’appelait la Gaule.
Mais venaient les intrus les Romains, dont on s’accommodait (il fallait bien puisqu’on allait parler leur langue), les Francs, dont on devait porter le nom mais que normalement, on digérait assez bien : Clovis, son baptême et son vase se profilaient déjà à l‘horizon.
Les autres n’avaient pas de chance, ni ces Huns, modèle de férocité et pourtant disparus de la scène en un jour, quelque part du côté de la Champagne, ni les Arabes : avec ceux-ci, et grâce à Charles Martel, finissait l’ère des invasions.
Enfin, on était entre soi et les guerres, Dieu merci, allaient pouvoir se jouer entre voisins.
Pourtant, cette dernière «invasion» n’est pas une conquête comme les autres. Le mot qui la désigne, c’est «l’ouverture», celle du monde, le plus vaste possible, à quelque chose de nouveau qui est l’Islam.
Changeons de camp au bénéfice de la vérité historique.
Que voyons-nous ?
Mohammad (SAW) , le Prophète, mort, l’Islam crève définitivement les frontières de son Arabie natale. Un siècle après, soit vers le milieu du VIlle, il s’étend de l’Espagne à l’Indus et de l’Asie Centrale au Sahara.
Le petit garçon (il était lycéen, en sixième ou cinquième, je ne sais plus très bien), s’il regardait la carte, comparait immédiatement cet empire à ceux d’Alexandre ou de Rome. Il n’avait pas tout à fait tort par bien des traits, l’organisation temporelle mise en place par les nouveaux participants à l’histoire du vieux monde rappelait les Etats qui l’avaient précédée. Mais comment tout cela s’était-il passé ?
Il était facile d’imaginer, pour l’éclosion de ce domaine immense, toute une geste de fureur guerrière, de grands capitaines, de savantes stratégies.
De fait, l’Islam eut ses batailles, ses chevauchées, ses étendards, ses faits d’armes et ses génies militaires.
Là pourtant s’arrêtent les comparaisons possibles : car cette histoire a ses secrets, ses mystères même, et l’Histoire, ce petit garçon qui n’en finit pas de grandir, ne les découvre que peu à peu.
Pas toujours.
Voici le plus grand d’entre tous.
D’un côté, quelques troupes d’hommes à l’équipement rudimentaire des arcs, des flèches, des lances, des épées ; de l’autre, des armées puissantes, lourdement et savamment organisées, pourvues de traditions séculaires.
Ici, un pays pauvre, l’Arabie, avec de grands espaces vides ; là, les terroirs de vieille civilisation, les vallées des grands fleuves, Egypte ou Mésopotamie, les plaines syriennes, les rivages actifs de la Méditerranée.
A qui va la victoire ?
Au moins nombreux, au plus pauvre.
Et tout cela d’entrée de jeu.
Et tout cela consommé en l’espace d’un siècle!
LA FOI ET LE TEMPOREL
Un des moyens éprouvés pour expliquer le miracle, on le sait, est de le nier. L’histoire, à l’occasion, ne s’en est pas privée, prenant ici le contre-pied systématique d’une autre position, celle qui, en Islam, voit dans l’expansion du message coranique le résultat de la seule foi, du seul enthousiasme des croyants, forts de l’appui que leur prête Dieu.
La vérité?
Elle oblige à dire, d’abord, que, sans la foi, cette histoire ne se fût peut-être pas jouée, du moins pas à cette échelle. Si nous ne contestons guère, dans les progrès du christianisme, la part qui revient à la ferveur de ses premiers adeptes et martyrs, pourquoi refuserions-nous à l’Islam d’avoir été le premier moteur de Sa propre histoire ? Elle abonde assez en témoignages pour que nous ne la traitons pas sur ce point à la légère ou avec mauvaise foi.
Restent les conditions réelles, les formes que la nature ou les hommes donnent au message et qui aident à l’inscrire dans le siècle.
Réglons le cas d’une hypothétique et brutale aggravation du climat, qui aurait jeté au dehors, par tribus entières, un peuple près de basculer dans la famine.
On ne voit guère, en effet, que l’expansion de l’Islam ait, fût-ce provisoirement, vidé l’Arabie de ses habitants. C’est ailleurs qu’il faut chercher les conditions de la première poussée, hors du pays des origines.
Nul doute que le credo coranique et le souvenir du Prophète n’aient réussi ce qui avait été impossible jusque là unir les tribus en leur donnant une même ambition, en sublimant les vertus bédouines traditionnelles dans la lumière de la foi nouvelle, en ouvrant à la mobilité native du nomade un champ nouveau et presque infini, comme si les espaces du raid et le goût de la course libre et les horizons du désert s’étaient ouverts à la mesure de la terre.
Histoire de nomades et de sédentaires ?
Oui, en un sens, à condition d’ajouter qu’ici, la tradition des steppes se double d’une autre, résolument urbaine celle-là : l’Islam, ne l’oublions pas, est né, s’est fortifié, organisé dans deux villes, la Mekke et Médine.
Un des premiers soucis des conquérants sera de fonder, un peu partout, des cités qui, avant d’être les symboles et les pivots d’une civilisation nouvelle, fonctionneront comme relais d’un Islam encore jeune et soucieux de tenir les pays gagnés à sa cause.
Kûfa, Bassorah, le Caire, Kairouan et tant d’autres.
UN RALLIEMENT DES COEURS
Grâce à sa cause...
A quoi servent la prudence militaire, l’organisation de la ville et de l’Etat, Si les coeurs ne sont pas gagnés ?
On ignore souvent le sens exact du fameux mot de jihâd, systématiquement traduit par guerre sainte et qui, en réalité, renvoie à «l’effort» du croyant pour prêcher l’exemple, avant tout, et en faisant rayonner sa foi, pour susciter chez les hommes le désir de la conversion.
L’autre jihâd ne vient qu’ensuite, armé, mais lorsqu’ont été épuisées les procédures de conciliation et d’argumentation.
Aux païens de se soumettre. Aux adeptes, d’une religion révélée, juifs ou chrétiens, de reconnaître l’autorité du nouvel Etat. Moyennant quoi, et versement d’une taxe appropriée (d'autant qu'ils sont exonérés de l'aumône rituelle, la Zakaate), ils garderont le droit de pratiquer leur croyance et de relever, pour les affaires n’excédant pas les limites de leur communauté confessionnelle, de l’autorité qui la régit, rabbin ou évêque.
Le statut accordé aux juifs et aux chrétiens est sans doute, en plein Moyen Âge, exemplaire, mais il n’est qu’un des signes parmi d’autres d’une attitude d’ensemble de l’Islam, l’une des clés majeures de son succès au plan temporel, il a bouleversé le moins possible, s’est superposé plus qu’imposé, coulé, chaque fois qu’il l’a pu, dans les vieilles habitudes de l’Orient méditerranéen et de la Perse.
Bref, il a voulu être, aussi peu que possible, l’étranger, l’intrus.
Mais l’était-il ?
Qui dit invasion dit barbare, inconnu surgi du fond de l’horizon et qui vient ruiner la vie du civilisé.
Or, ces Arabes n’étaient, eux, jamais restés confinés tout à fait à leur Péninsule. Caravaniers, marchands, on les connaissait dans les cités riveraines du désert, en Egypte, en Syrie, en Irak. Byzance et la Perse sassanide avaient même installé, aux lisières de leur mouvance, des royaumes vassaux et arabes. L’arrivée des gens de la Péninsule, après l’Islam, change, de signification, à travers la quantité même d’hommes maintenant engagés hors du désert et, bien entendu, à travers le credo dont ils sont porteurs..Mais si le mouvement, dirait-on, s’emballe, il ne s ‘inscrit pas comme une rupture totale avec les habitudes du passé : de ces horizons des villes méditerranéennes ou irakiennes, les Arabes ont toujours fait partie. Leur nombre est une nouveauté, ils parlent maintenant un langage nouveau mais ils ne sont pas, tant s’en faut, des nouveaux venus.
LA RESURGENCE DE VALEURS AUTHENTlQUES
Ils le sont d’autant moins que, par leur message même, ils continuent d’incarner quelques-unes des plus vieilles croyances de l’Orient.
Face aux subtilités et aux divisions du christianisme, ils rappellent l’unicité de Dieu, celle-là même dont l’affirmation avait conduit l’hérésie arianiste à faire de Jésus un homme et rien qu’un homme, au demeurant des plus grands.
Image et doctrine que l’Islam conservera.
Face à Byzance et à l’influence grecque, face à des sociétés hiérarchisées, l’Islam, fils d’Orient, et son message égalitaire, fondé sur une société de croyants frères, vont être reçus comme la résurgence de valeurs authentiques, nées sur place et jetées à la face de pouvoirs, de formes de civilisation et de pensée venues du dehors.
L’expansion de l’Islam allie ainsi la puissance d’un credo, le respect de ce qui peut être conservé et la souplesse dans l’organisation de la société.
Ajoutons, à ces gages de succès, la potentialisation engendrée par les conversions. Toutes ces conversions sont autant de relais ; les nouveaux musulmans vont aider les anciens à aller plus loin, jusqu’à ces limites que nous évoquions tout à l’heure les Berbères permettront de passer le détroit de Gibraltar, les Iraniens de pénétrer en Asie Centrale. Sans aller jusqu’à affirmer, comme le fit un historien pour l’Espagne, que les nouveaux territoires se sont ralliés, et pour ainsi dire conquis, d’eux-mêmes, aucun doute c’est aux nouveaux convertis, à leur connaissance du pays et des hommes, que l’Islam doit d’accéder à un statut mondial, sur des terrains et en plein coeur des cultures bien différentes, au départ, de l’Arabie natale.
Vision idyllique des choses?
Cette conquête ne va pas sans affrontements, batailles, sang versé, bavures même. Moins pourtant, beaucoup moins, il faut y insister, que toutes celles qui sont, pour nous, synonimes d’invasions ou d’empires.
Avant d’être conquérant, l’Islam avait mis de son côté de quoi se faire agréer, accepter.
Nous sommes des Occidentaux, fils d’une civilisation autre et complémentaire à la fois. Apprenons, avec le petit garçon d’aujourd’hui, à lire, sur l’atlas de l’Histoire, une autre carte de la Méditerranée et de l’Orient.
Dr Khaled Mohamed Azab
La construction et l’urbanisme dans l’optique islamique :
Dans la législation islamique, la construction et l’urbanisme doivent répondre à deux critères :
1. La solidité : qui est aussi l’une des caractéristiques de l’islam. En effet, le musulman doit veiller à parfaire chaque œuvre accomplie par son soin, et la solidité est la base de la perfection. Sur le plan des transactions entre les gens également, le travail doit être perfectionné, en ce sens que quiconque accomplit une œuvre au profit d’un tiers est tenu à la faire dans les règles de l’art, ce qu’il ne peut réaliser que s’il justifie d’un savoir-faire solide. D’ailleurs, ceci est confirmé dans ce hadith du Prophète : "Que Dieu ait dans sa sainte miséricorde quiconque aura exécuté une œuvre avec perfection"(1) et "Quiconque parmi vous accomplit une œuvre, Dieu aime qu’il le fasse comme il se doit"(2). Le Prophète a également insisté sur la nécessité pour les bâtisses d’être solides. Talq Ibn Ali Tamimi relate à cet égard cette histoire : "J’étais venu voir le Prophète alors qu’il était occupé à construire sa mosquée et que les musulmans étaient à l’œuvre. Étant bon connaisseur en travail d’argile, je me suis mis alors à mélanger l’argile à l’aide d’une truelle sous l’œil attentif du Prophète qui s’adressa à ses compagnons du travail : ‘le hanafite s’y connaît en travail d’argile’, et dans une autre version du même hadith : ‘laissez le hanafite travailler l’argile. C’est le meilleur qui sache le faire’". Ainsi, la preuve fut donnée que la solidité est une condition incontournable dans toute œuvre de construction, non pas parce que c’est un devoir qui impose au bâtisseur de parfaire son ouvrage, mais parce que la finalité recherchée est d’assurer la protection et la défense contre le danger.
2. L’esthétique : Ainsi, le musulman est censé prendre soin de son apparence et de son habillement car l’islam est une religion de beauté et de propreté. Le musulman voue adoration à un Dieu unique, Beau et qui aime la beauté. Ceci prouve que l’esthétique est exigée dans la construction et l’architecture, tout comme elle est requise en habillement et autres. La beauté de l’architecture se manifeste dans l’harmonie et l’agencement des constructions selon les usages spatio-temporels en vigueur, d’autant plus qu’elle est recommandable en elle-même et au regard des objectifs qu’elle vise à atteindre(3).
Sur le plan de la pensée, l’urbanisme islamique est régi par deux cadres majeurs :
1. Le cadre législatif, c'est-à-dire la "politique légale" (Assiyâssa achar’iya) appliquée par le gouvernant dans le secteur de l’urbanisme, qu’il s’agisse de la politique globale de l’Etat ou de la politique urbanistique proprement dite, sachant que dans les deux cas l’urbanisme s’en ressent.
2. Le fiqh de l’urbanisme : on entend par fiqh de l’urbanisme l’ensemble des règles juridiques accumulées grâce à la dynamique urbanistique créée suite au contact entre les gens dans le cadre de leurs activités de construction et tout ce qui en résulte en termes de questions et d’interrogations posées aux juristes musulmans et auxquelles ceux-ci doivent apporter des réponses en s’inspirant, pour ce faire, des principes du fiqh et des règles des fondements du fiqh.
Or les questions posées par les musulmans aux spécialistes du fiqh dans le domaine de l’urbanisme procèdent de leur volonté de construire des bâtisses qui soient en harmonie avec leurs principes et leur civilisation. Avec le temps, les réponses cumulées ont fini par former une sorte de cadre légal qui régit le mouvement urbanistique dans la société et qui engage aussi bien les gouvernants que les gouvernés.
A vrai dire, la vision de la "politique légale" en matière d’urbanisme se conçoit en tant que cadre global régissant les généralités et non pas les particularités. Avec le fiqh de l’architecture, elle partage plusieurs points communs ayant trait aux fondements légaux et aux principes civilisationnels de la oumma islamique.
Ainsi, du point de vue du fiqh de l’urbanisme islamique, il existe des principes directeurs que la "politique légale" doit respecter, bien que les décideurs politiques passent outre ces principes, forts de leur pouvoir qu’ils emploient pour imposer leur volonté. Si la "politique légale" repose sur l’autorité de l’Etat qui veille à son application, le fiqh de l’urbanisme procède en revanche de la société qui veille à en préserver les règles et à les respecter dans le cadre des enseignements de l’islam.
L’œuvre traitant de la "politique légale" est pléthorique. La plus en vue n’est autre que "Al-Moqaddima" d’Ibn Khaldûn qui consacre tout un chapitre à ce sujet et qui est considérée, jusqu’à ce jour, comme la plus pertinente des œuvres composées dans ce domaine. Parallèlement, il existe d’innombrables autres écrits du patrimoine politique qui traitent, entre autres, de la relation de la "politique légale" avec l’urbanisme, notamment l’urbanisation des villes et ses conditions obligatoires(4).
En revanche, le fiqh de l’urbanisme n’a pas eu droit à autant d’intérêt. La raison en est que cette discipline constitue une science appliquée qui a, de tout temps, été étroitement liée à la société et non au pouvoir politique, ce qui a fait que le débat autour du sujet n’a jamais dépassé le cadre des fatwas et des cas d’espèce et a fait le thème de très peu d’œuvres, en comparaison avec la science de la "politique légale"(5).
Cadre premier :
La politique, c’est la dynamique du gouvernant à travers laquelle celui-ci s’emploie à assurer les intérêts des gouvernés. Ayant assimilé cette réalité, les juristes de "la politique légale" soutiennent que "le sultan doit suivre une politique qui ne doit pas se conformer uniquement aux enseignements de la charia. Chez nous, cette politique, c’est la rigueur" (6).
Cette thèse fut développée par Ibn Aqil Al-Hanbali, auteur de la citation précédente, à travers un débat qui l’a opposé à un théologien chaféite qui affirma que "la politique ne peut se faire que conformément à la loi divine". lbn Aqil lui rétorqua alors que "la politique, c’est l’ensemble des actes susceptibles d’assurer que les gens soient le plus proche possible du bon chemin et le plus loin possible de la dépravation, même si ces actes n’ont pas été révélés au Prophète, Paix sur lui, ni approuvés par celui-ci. Si par votre thèse ‘la politique ne peut se faire que conformément aux enseignements de la religion’ vous entendez ‘ce qui n’est pas en contradiction avec la loi divine’, alors vous avez vu juste. Si vous voulez dire par là ‘ce que la loi divine a prescrit’, alors vous avez tort et vous faites dire aux compagnons du Prophète ce qu’ils n’ont pas dit" (7).
Cette définition rejoint celle avancée par Ibn Najîm Al-Hanafî dans son ouvrage "Al-Bahr ar-raïq" où celui-ci considère que" la définition la plus vraisemblable de la politique est le fait pour un gouvernant d’accomplir un acte dans le but d’assurer un intérêt qu’il juge utile, même en l’absence d’une preuve partielle de la compatibilité de cet acte avec la charia" (8).
A partir de ces définitions, il est possible de résumer le contenu et le sens de la politique dans les points suivants :
- La légitimité de la politique repose sur la nécessité qu’elle représente tout d’abord avant d’évoquer sa légitimité basée sur l’acceptation individuelle ou collective.
- Les rapports humains qui font l’objet de la politique ne se résument pas à de simples rapports entre individus, mais constituent plutôt une expression de relations collectives qui lient un individu à un groupe et un groupe à un autre.
- Dans le fond, la politique ne saurait être dissociée des objectifs qu’elle cherche à atteindre en employant des moyens bien définis (9).
Si l’on tente d’élaborer une conception de la "politique légale" sur la base de ces fondements, on pourrait de nouveau mettre en valeur plusieurs éléments essentiels formant les acceptions terminologiques du concept de "politique légale". Citons-en le fait que la politique est sous-tendue par le fiqh al-massâlih (pragmatisme) là où les textes font défaut. Ainsi, quand la valeur pratique devient le principal critère de "la politique légale", celle-ci constitue alors une sorte de dynamique ayant pour objectif de se conformer aux préceptes religieux. Il s’ensuit que la politique est soumise à la conception que se fait le gouvernant de l’intérêt de la oumma, lequel doit toujours être recherché dans le cadre du respect de enseignements de la charia. A cet égard, il serait utile de prospecter les différents points de vue des spécialistes de la "politique légale" concernant le rôle du gouvernant dans le domaine de l’urbanisme.
Ainsi, Al-Mâwardî a fixé les conditions générales auxquelles doivent répondre les établissements humains. Autrement dit, pour qu’un lieu déterminé puisse servir de lieu d’établissement, il doit absolument satisfaire à ces conditions qu’il a définies lorsqu’il a essayé d’expliquer la signification du terme al-misr, c’est-à-dire la ville. Pour lui donc, une ville doit répondre à cinq conditions :
1. Que les habitants décident de s’y établir à la recherche du calme et de la tranquillité ;
2. Qu’elle puisse permettre aux habitants de préserver leurs biens contre le gaspillage et la dilapidation ;
3. Qu’elle puisse leur permettre de protéger leurs familles contre l’agression et l’humilité ;
4. Qu’elle puisse permettre l’acquisition des biens nécessaires et l’exercice des activités industrielles indispensables ;
5. Qu’elle puisse permettre la recherche du gain et la satisfaction des besoins matériels (11).
A vrai dire, ces conditions sont valables pour toutes les époques. Il n’y aucun espace habitable qui ne remplisse ces conditions globales et exhaustives, car elles incluent le calme, la préservation des richesses, la protection des familles, la pratique de l’industrie et la production des besoins primordiaux, et enfin l’exercice d’activités lucratives. Ainsi, Al-Mâwardî intègre les aspects social, économique et sécuritaire de la vie humaine et va même jusqu’à affirmer que le lieu qui ne répond pas à ces conditions ne saurait servir de lieu d’établissement du genre humain(12). "Quand un site déterminé ne satisfait pas à l’une de ces cinq conditions, il ne peut donc servir de lieu d’établissement pour les humains, et n’est plutôt qu’un lieu de désolation et de ruine", affirme-il à cet égard(13).
C’est bien dans cet esprit que les savants de la "politique légale" ont fixé les exigences qui doivent être scrupuleusement observés par les gouvernants au moment du choix de l’emplacement des villes et des cités et lors de l’édification de celles-ci. Ibn Khaldûn énumère, à ce propos, six conditions que doit satisfaire la ville, à savoir :
1. être entourée de remparts devant la protéger contre les agressions ;
2. être située en un lieu inaccessible, sur une hauteur au bord de la rivière ou de la mer…etc.
3. veiller à ce qu’elle soit située dans une région où l’air est bon et pur, ce qui est de nature à protéger contre le développement de maladies.
4. l’approvisionnement en eau, en choisissant pour la ville à construire un emplacement à proximité d’une rivière ou de sources douces ;
5. les bons pâturages pour les troupeaux ;
6. l’existence de terres cultivables, car la nourriture provient de la terre (14).
Ce sont là des conditions préalables qui permettent à n’importe quelle ville de grandir et de se développer. Expliquant avec plus de détail la conception d’Ibn Khaldûn, Ibn Al-Azraq soutient que les villes doivent répondre à deux conditions importantes : garantir la protection des habitants contre les dangers et leur générer des profits. Et d’expliquer qu’il y a deux genres de dangers : le premier, d’ordre terrestre, doit être repoussé par l’édification d’une muraille autour de la cité quand son emplacement n’est pas fortifié naturellement, dans le but de la rendre inaccessible à l’ennemi. Le second est d’ordre aérien. Contre celui-ci, le remède serait de choisir un emplacement où règne un climat sain, car le climat devient malsain quand il est stagnant ou en présence d’eaux usées, de choses pourries ou de prairies infectées. Dans un tel cas, il favorise indubitablement l’apparition de maladies chez l’animal qui y vit, comme on le constate souvent aujourd’hui.
Il avance, à cet égard, l’exemple de Fès qui fut, à l’époque de l’explosion de l’activité urbanistique au Maghreb, une ville où vivait une population nombreuse, ce qui favorisait la circulation de l’air et l’atténuation des méfaits du climat et empêchait l’apparition de tous genres d’épidémies ou de maladies. Par contre, une fois la population a commencé à décroître en nombre, l’air de la ville devint stagnant et s’infecta des eaux croupies. Il s’en est suivi une poussée des épidémies et des maladies. Il avance un autre exemple de villes où l’on n’avait tenu aucun compte de la pureté de l’air au début de leur fondation. Les habitants étaient peu nombreux et les épidémies fréquentes. Ensuite, avec l’accroissement de la population, la situation changea. Il en est ainsi de Fès j’did, où est située actuellement la résidence royale, et de bien d’autres exemples à travers le monde (15).
Le second fondement, à savoir la réalisation de profits, est envisageable à travers la prise en compte de plusieurs éléments dont la disponibilité de l’eau, qui peut être assurée lorsque la ville est édifiée sur un fleuve ou à proximité de sources douces. En effet, la proximité des points d’eau facilite la vie des habitants qui ont un besoin urgent de se ravitailler. Autre nécessité : de bons pâturages aux environs, pour les troupeaux. Chaque maître de maison a besoin d’animaux domestiques pour l’élevage, pour le lait et comme montures. Or il faut des pâturages à ces animaux. S’ils sont à leur portée et s’ils sont de qualité, cela leur épargne la peine d’aller en chercher au loin. De même, il y a la question des terres cultivables. La nourriture est à base de produits de la terre. Aussi, la proximité des champs est-elle un grand avantage. On soulèvera également la question du bois de construction et de chauffage. Il sert à réchauffer, à fabriquer des poutres pour la toiture des maisons et pour une foule de choses, qu’elles relèvent des nécessités ou du luxe. Enfin le voisinage de la mer facilite l’importation de denrées étrangères. Il va sans dire que toutes ces considérations varient suivant le degré de nécessité et les besoins réels des habitants (16).
Si les conditions citées par Ibn Khaldûn ont davantage trait au contenu, Ibn Abi Rabî aborde, lui, le rôle du gouvernant dans la conception des villes et traite ce rôle avec une précision extrême. Pour lui, il s’agit d’obligations que les gouvernants sont tenus d’accomplir et qu’il résume en huit points qui sont les suivants :
1. Ramener dans la cité de l’eau douce pour satisfaire les besoins des habitants en eau potable ;
2. Concevoir harmonieusement les rues et les avenues pour éviter qu’elles ne s’encombrent ;
3. Construire une mosquée au centre de la cité, pour la rapprocher ainsi de tous les fidèles ;
4. Construire suffisamment de marchés pour faciliter l’approvisionnement des habitants en diverses marchandises ;
5. Veiller à ce que les habitants soient issus de tribus ayant des affinités entre elles, afin d’éviter l’adjonction de discordances criardes ;
6. S’il veut y demeurer, qu’il choisisse alors la zone la plus spacieuse, en veillant à installer ses proches tout autour de lui;
7. Élever une muraille d’enceinte autour de la cité pour la protéger contre les attaques ennemies, car la cité forme une seule demeure qu’il faudra défendre ;
8. Permettre que s’y installent et y exercent toutes sortes d’artisans dont les habitants auront besoin.
Cette conception de la ville chez Ibn Rabî, décédé en 272H/885, atteste de sa profonde assimilation, à partir d’une analyse logique, des éléments qui doivent être pris en compte dans la construction des villes. En effet, le fait de faciliter l’approvisionnement des habitants en eau potable constitue une preuve que la planification urbanistique a atteint un tel niveau qu’il est devenu possible de choisir plus librement l’emplacement des villes sans se plier à la contrainte du déterminisme naturel qui impose au concepteur d’établir la ville à proximité des fleuves et des sites disposant de richesses naturelles (18) .
- En cas de sa disponibilité, l’eau, source de la vie, est un facteur d’émergence des civilisations. Dans le cas contraire, elle devient facteur de déclin. C’est pourquoi Ibn Abî Rabî pose comme condition au gouvernant, pour la construction d’une ville dont l’emplacement pourrait être loin de sources hydriques, de veiller à l’approvisionnement de la cité en eau. C’était effectivement le cas pour beaucoup de villes dans le monde islamique. Ainsi, les musulmans ont dû ramener de l’eau à Madrid à partir de collines disposant d’eaux souterraines et situées à quelques sept à douze kilomètres de la ville, en utilisant, pour ce faire, des conduits installés de telle façon qu’ils forment une pente favorisant l’arrivée de l’eau dans la cité et dont la longueur varie entre huit et cent mètres chacun. Il n’était pas donc étonnant que les Andalous aient baptisé leur nouvelle ville Majrît, mot composé de "majrâ", qui signifie cours d’eau en arabe andalou, et du suffixe d’amplification "-ît", issu du latin dialectal. Le nom Majrît veut donc dire "ville riche en cours d’eau", allusion faite aux nombreux aqueducs et autres cours d’eau qui alimentent la ville. Djeddah souffrait également de la rareté de l’eau : un visiteur de la ville, Al Maqdissi, l’a décrite comme une ville "peuplée", dont les habitants s’adonnaient au commerce et vivaient dans l’aisance, mais peinaient à trouver de l’eau. Au milieu du XVe siècle de l’Hégire, Nâssir Khasrô s’est rendu également à Djeddah et en a fourni une description qui laisse entendre que la ville, malgré son progrès urbain, est dépourvue de verdure, en raison de la pénurie de l’eau. A l’époque des mamelouke circassiens où Djeddah était gouvernée par Qansouah Al-Ghourî, celui-ci, préoccupé par la crise de l’eau, s’employait à ramener de l’eau à partir des sources d’eau situées à l’ouest de Djeddah, ce qui a contribué au développement de la cité. Dans la citadelle Al-Jabal, construite par Saladin au Caire, un puits de 90 mètres de profondeur a été creusé dans le rocher pour ramener de l’eau à la citadelle. Il se compose, en fait, de deux puits discontinus sur la même ligne verticale et dont la profondeur est à peu près la même, ce qui a amené certains historiens à considérer qu’il s’agissait en réalité de deux puits et non d’un seul. La coupe horizontale du bas puits était de 2,3 m, alors que celle du haut puits est de 5 m. Cette surface large s’explique par la nécessité de permettre la descente des taureaux indispensables au tournage de la noria installée au fond du premier puits et qui élève l’eau du second puits à jusqu’à son niveau, alors qu’un autre couple de taureaux assure le tournage d’une seconde noria installée en haut des deux puits et dont la fonction est d’élever l’eau à partir du niveau de la première noria à la surface de la terre. L’aspect le plus extraordinaire dans la conception et l’exécution de ce puits supérieur demeure sans doute la minceur du mur de pierres sculpté, séparant le corps du puits et le passage des taureaux en pente vers le fond du puits. Dans certains endroits, l’épaisseur du mur ne dépasse même pas 20 cm.
- Pour les rues, Ibn Abi Rabî estime qu’elles doivent être conçues de telle façon qu’elles puissent servir convenablement à l’usage humain et aux moyens de transport de l’époque, c'est-à-dire les bêtes ou les humains. Lorsque les moyens de transport seront plus développés, comme c’est le cas actuellement, avec la multiplication de l’usage des carrosses tirés par les chevaux puis les automobiles, les rues doivent alors être adaptées aux moyens de transport et à la nature de l’usage qui en est fait à chaque époque. C’est pourquoi les études qui ont pris pour objet les villes islamiques et les ont critiquées pour l’étroitesse de leurs ruelles ont eu comme référence les exigences modernes de l’activité de transport, sans prendre en compte l’époque où ces villes avaient été construites.
- Concernant la condition de centrage des mosquées, il va sans dire que c’est là l’emplacement idéal pour un espace qu’utilisent les gens cinq fois par jour. En effet, le centrage de la mosquée facilite l’accès à celle-ci à partir de toutes les zones environnantes avec des distances plus ou moins égales. Le choix du centre-ville pour servir de lieu de culte s’explique également par la place de la foi dans le cœur de chaque musulman ainsi que par le fait que la mosquée incarne ce rapport d’interdépendance entre toutes les parties de la ville. Tout comme la Kaaba est située au cœur du monde islamique et que les fidèles accomplissent leur prière cinq fois par jour en s’orientant vers elle, les musulmans vont aussi à la mosquée du centre-ville pour faire la prière. La différence entre la mosquée centrale et les mosquées périphériques où s’effectuent les cinq prières réside dans le fait que la première est le lieu fédérant la ville chaque vendredi à travers le discours hebdomadaire prononcé par l’émir de la cité et dans lequel celui-ci, souvent, aborde des sujets à caractère politique et social.
- Pour la conception d’un nombre suffisant de marchés, cette condition s’explique par beaucoup de considérations, entre autres la nécessité que la capacité de ces marchés ne dépasse pas les besoins des habitants afin d’empêcher la chute des prix des marchandises qui ne trouveraient pas alors preneur. C’est aussi un signe que la taille des marchés doit être proportionnelle au nombre d’ habitants (19).
- Quant à la condition relative à l’homogénéité des habitants et au risque inhérent à leur caractère hétérogène, il est certain que c’est là la faîte du génie en matière de planification urbaine fondée sur une compréhension rigoureuse des ethnies. En d’autres termes, cela traduit le souci d’Ibn Abi Rabî de favoriser l’homogénéité ethnico urbaine au détriment de l’hétérogénéité ethnico urbaine qui risque de créer la ségrégation entre les habitants, transformant ainsi la ville en une mosaïque ethnique à base de groupes divers. A vrai dire, nombre de planificateurs contemporains ont peu tenu compte de cette donnée dans leurs conceptions des villes, ce qui a conduit inéluctablement à la reprise des migrations internes motivées par les affinités ethniques et les liens du sang.
- Concernant la condition relative à la construction de remparts autour de la cité, c’est là une des caractéristiques des villes avant la révolution industrielle. En effet, les remparts remplissaient une double fonction principale : la première est la préservation de la société interne en tant qu’une seule famille, parce que "l’ensemble de la ville constitue une seule demeure", comme le souligne Ibn Rabî. La seconde fonction est la protection, qui s’explique par le manque d’armes à cette époque et la fréquence des guerres, notamment au niveau des villes frontalières. Si beaucoup de villes islamiques ne disposaient pas de remparts au moment de leur édification, la décadence du Califat a engendré en revanche l’apparition de plusieurs petits Etats qui se livraient une lutte acharnée, favorisant ainsi la construction de villes entourées de remparts pour les défendre. Quand les Croisades ont frappé la région de la Syrie et ont commencé à menacer l’Egypte, l’on a commencé à construire des remparts autour des villes, tout en veillant à l’entretien et à la rénovation de ceux déjà existants. Ainsi, quand Saladin prit le pouvoir en Egypte, il nourrissait déjà un projet de guerre sainte pour défendre son pays et libérer la région de la Syrie des mains des Croisés. Dans son volet interne, le projet prévoyait la consolidation du front intérieur à travers l’élévation d’une muraille autour de la capitale égyptienne, avec ses deux grandes entités que sont Le Caire et Al-Fûstât, afin de faciliter leur défense. D’autant plus que Al-Fûstât avait été incendié par le vizir Fatimide Chaour de crainte qu’elle ne tombe dans les mains des Croisés, surtout qu’il était dépourvu de remparts devant la protéger et que ceux du Caire fatimide étaient dans un tel état de délabrement. L’expérience de Saladin avec les Fatimides l’ayant convaincu de la difficulté de défendre Le Caire et Al-Fûstât en même temps, il a pensé que la construction d’un rempart indépendant autour de chacune des deux villes ferait que chaque ville aurait besoin d’une armée à part entière pour la défendre, ce qui engendrait la scission de l’armée chargée de défendre la capitale en deux forces et, partant, son affaiblissement. D’où la nécessité de construire une seule muraille et de l’étendre pour qu’elle englobe Al-Fûstât ainsi qu’une forteresse située entre les deux villes et qui devra servir de quartier général à l’armée chargée de défendre la capitale(20).
- Avec le développement de l’artillerie à partir du Ve jusqu’au XIXe siècles, l’importance des remparts des villes s’atténua progressivement, ceux-ci n’arrivant plus à résister aux obus tirés par les canons. Ce développement fut l’œuvre des Ottomans et des Européens. En effet, grâce au feu de leur puissante artillerie, les premiers avaient semé une terreur peu commune à l’époque. Ainsi, durant la bataille Muhatch qui a opposé les Ottomans aux Hongrois, le feu de l’artillerie Ottomane était puissant au point qu’il a scindé l’armée hongroise en deux parties. Les Ottomans avaient également tiré quelque 60.000 obus d’artillerie sur les forces qui défendaient Malte en 1565, et 18.000 sur la défense de Famagusta de 1571 à 1572(21). Progressivement, les Européens commencèrent à réagir à la puissance du feu d’artillerie. C’est ainsi que d’immenses retranchements en terre, relativement hauts, commençaient à prendre la place des remparts dans la défense des villes. Les obus d’artillerie s’enfonçaient dans ces retranchements et perdaient de leur efficacité. Par la suite, les Européens ont adopté des ouvrages de fortifications qu’ils ont baptisés "cavaliers", qu’ils plaçaient dans les endroits les plus élevés et où ils installaient leur artillerie de défense. Le système a prouvé son efficacité si bien qu’il fut adopté dans toute l’Europe. Napoléon lui-même avait utilisé cette technique lors de la première révolte du Caire (22) quand il a érigé un beffroi sur les collines Addirassa à partir duquel il a pilonné le Caire et Al-Azhar. Tout cela a fait que l’importance des remparts des villes et des forteresses a régressé au profit d’autres concepts en matière de défense des villes, à tel point que la ville de Paris dût se défaire de ses remparts en 1919 en raison de leur inutilité (23).
- Ibn Abi Rabî souligne également la nécessité pour le gouvernant de rendre disponibles les différentes industries dont les habitants de la ville auront besoin, ce qui est de nature à permettre le développement de la cité et la disponibilité des besoins de base pour ses habitants.
Il est à signaler que les spécialistes de la "politique légale" ont ajouté très peu de choses à l’œuvre d’Ibn Abi Rabî, bien que les points de vue de ce dernier soient traités avec plus de détail par Ibn Khaldûn (24) et Al-Mâwardi (25).
"La politique légale" des ouvrages architecturaux dans l’optique des Ulémas :
S’agissant de la conception des oulémas en matière de "politique légale" quant aux ouvrages architecturaux en rapport avec les gouvernants, Ibn Khaldûn, auteur de "Al Muqaddima", explique sa vision en la matière en établissant un rapport entre l’Etat et les ouvrages architecturaux, en ce sens que ces derniers constituent un miroir reflétant la force du premier et que leur beauté, leur magnificence et leur force renseignent sur la puissance de l’Etat. Ibn Khaldûn soutient, à cet égard, que "les conditions du monde et de la civilisation n’étant plus les mêmes, celui qui ne connaît qu’un niveau bas ou moyen ne sait pas tout. En comparant nos informations sur les Abbasides, les Omayyades et les Abidides, ou du moins celles que nous savons authentiques, avec nos propres observations sur les dynasties contemporaines moins puissantes, nous trouvons de grandes différences. Il s’agit de différences entre la puissance originelle de ces dynasties et les civilisations de leurs royaumes. Comme on l’a vu, tous les monuments laissés par une dynastie sont proportionnels à la puissance première de celle-ci…. Les œuvres sont cet indice qui renseigne le mieux sur la force, la faiblesse, la grandeur ou la médiocrité des dynasties"(26). Pour sa part, Ibn Ridwân Al-Mâleqi(27) estime que les ouvrages d’architecture constituent la source de fierté des dynasties, puisqu’ils sont un moyen de peuplement des territoires, d’édification des royaumes et de perpétuation des bonnes œuvres (28).
Mais les spécialistes du fiqh avaient jugé autrement ces exploits architecturaux. Ainsi quand le Calife Al-Nâcer, en Andalouise, bâtit son palais Al-Zahra, il utilisa pour la couverture de la coupole des tuiles couvertes d’or et d’argent qui lui coûtèrent énormément. Pour la peinture du plafond, il utilisa une couleur allant du jaune vif au blanc immaculé. Bref la beauté de l’édifice éblouissait les sens et laissait les gens extasiés. Quand il finit son œuvre, il tint un jour son conseil en présence de ses proches, ses ministres et ses serviteurs. Fier qu’il était du chef d’œuvre qu’il venait d’accomplir il leur dit : "Pensez-vous avoir déjà entendu ou vu un roi avant moi qui ait pu accomplir une telle œuvre ? Non, Commandeur des croyants, répondirent-ils. En fait, vous êtes unique dans toutes vos actions et nous n’avons jamais vu ou entendu parler de quelque autre monarque qui ait pu vous devancer dans vos exploits". Le Calife se sentit tout joyeux et ravi de leur réponse, lorsque le cadi Munzir Ibn Saïd fit son entrée, tête baissée. Quand celui-ci prit place, le Calife lui posa la même question sur le plafond doré et sur son aptitude à réaliser cet exploit. Le cadi fondit en pleurs et répondit : "par Dieu ! Commandeur des croyants, je n’ai jamais pensé que maudit Satan vous aurait mis sous son empire à ce point ni que vous lui auriez permis d’exercer une telle emprise sur vous, alors que Dieu vous a comblé de ses bienfaits et vous a ainsi préféré à d’autres. Je n’ai jamais pensé que Dieu allait vous placer au même rang que les impies". Contrarié, Al-Nâcer rétorqua : "Comment osez-vous, et comment m’assimilez-vous aux impies ?" le cadi expliqua alors : "Dieu n’a-t-il pas dit ceci : "Ne fût-ce par crainte de retrouver tout le monde dans une direction unique, Nous aurions, pour ceux qui dénient le Tout miséricorde, mis à leurs maisons des toits d’argent, avec des escaliers pour y monter…" (Sourate Az-zokhrof (les enjolivures), verset 33). Le Calife, accablé et tout confus, pleura à chaudes larmes par crainte de Dieu, remercia le cadi et ordonna la démolition du plafond doré (29).
En établissant un rapport entre les monuments architecturaux, l’Etat et la dynamique urbanistique, Ibn Khaldûn a fait montre d’une grande pertinence. Pour lui, "Attamddûn (civilisation) passe par quatre phases principales : une phase où le premier noyau urbain est petit, avec très peu de maisons et une faible population. Puis une phase où le nombre de maisons va grandissant et où celles-ci se diversifient, parallèlement à la croissance de la population. Suit une troisième phase où les édifices cessent de se multiplier et où la croissance de la population s’arrête à un certain niveau et va même en reculant. Enfin une dernière phase, où s’opère un retour à la case départ, c'est-à-dire à l’état initial, celui de la simplicité et de la décadence de la civilisation. Parfois le Très-Haut en crée une autre avec un autre peuple (30).
Pour la première phase, Ibn Khaldûn écrit ceci : "Sache (O lecteur !) que les villes, au début de leur établissement, ne contiennent que peu de logements et ne disposent que peu de matériaux, telles que pierres, chaux et autres fournitures comme les carreaux, le marbre, le coquillage, le verre et la mosaïque qui servent à orner les murs. Les villes, dès lors, sont d’une construction grossière et les matériaux sont défectueux". Dans la seconde phase, "quand la ville prend de l’extension et voit augmenter sa population, les matériaux se multiplient par suite du développement des diverses activités et du nombre des artisans jusqu’à ce qu’elle en ait sa suffisance". C’est la phase de l’explosion démographique et de la multiplicité des actes de planification de la cité ainsi que de l’apparition des matériaux d’ornement tels que le marbre et la mosaïque.
Quant à la troisième phase, "dès que le ‘umrân (activité urbanistique) d’une ville se met à régresser et la population à diminuer, alors l’activité artisanale se réduit et il n’y a plus de raffinement dans l’art de construire, ni de solidité. Les travaux régressent en raison de la diminution de la population, ce qui nécessite de moins en moins de matériaux comme les pierres, les marbres, entre autres, qui deviennent introuvables. Dès lors, on commence à construire et à édifier en transportant des matériaux des bâtiments existants pour en construire de nouveaux. Cela est rendu possible par l’abandon de la plupart des ateliers, des palais et des maisons, conséquence de la diminution et du déclin du ‘umrân. Cette phase est donc celle où l’activité urbanistique, sous toutes ses formes, connaît une régression évidente en raison de la diminution de la population. Les matériaux de construction se faisant ainsi de plus en plus rare, on tente d’y remédier en utilisant des matériaux prélevés sur les bâtiments déjà en place.
Dans l’ultime phase, "on continue à transporter ces matériaux de palais en palais et de maison en maison jusqu’au moment où l’on en perd en grande quantité. C’est alors qu’on revient aux formes grossières de construction". C’est le retour aux origines. C’est donc un cycle fort semblable au cycle de vie de l’homme qui passe par l’enfance, la jeunesse puis la vieillesse. Il y a là une grande similitude avec la réalité car la civilisation (tamaddûn) est un phénomène humain qui naît, grandit et vieillit avec l’homme et ses conditions de vie (31).
Ibn Khaldûn établit, par ailleurs, un parallélisme entre ces trois phases et la vie de l’Etat lui-même. Ainsi la première phase d’un Etat est la constitution. C’est la phase d’al-badâoua (vie bédouine) et de la rudesse de la vie, qui est aussi synonyme de bravoure et de rigueur. Elle est suivie par une seconde phase qu’il appelle phase d’autocratie, c’est-à-dire celle où s’opère un passage de la vie bédouine rustique, ou le ‘umrân al-badaoui, à la vie de luxe, ou le ‘umrân hadarî. Dans la troisième phase, la vie bédouine et la rusticité ne sont plus qu’un lointain souvenir. C’est la vie luxueuse et le raffinement, mais aussi le relâchement des mœurs et la veulerie. Bref c’est la phase de l’oisiveté et du farniente. Vient enfin la phase finale où, dans la majorité des cas, l’Etat finit par tomber en décrépitude, signe du déclin de la civilisation elle-même(32). Bien avant Ibn Khaldûn, Al-Mâwardi expliquait le phénomène comme suit : "A son avènement, l’Etat adopte des manières frustes et fait preuve de brutalité dans le but d’imposer son autorité et garantir la soumission des sujets. Puis il adoucit sa démarche et fait preuve de modération et de droiture pour assurer la stabilité du règne et favoriser le calme et la quiétude. Enfin, le crépuscule d’un Etat se caractérise par la montée de l’injustice et la généralisation des déficiences en raison de la faiblesse du pouvoir et du manque de fermeté"(33).
Si, dans la plupart des cas, le faste qui accompagne l’architecture et les arts ornementaux constitue un aspect rayonnant de la civilisation, il constitue d’un autre côté, un facteur de déchéance politique des Etats. Ibn Khaldûn écrit à ce propos que "les plaisirs, le gain d’argent et la vie facile et paisible à l’ombre de l’Etat favorisent le bien-être et le confort et incitent à l’imitation des gouvernants en matière d’habitation et d’habillement, souvent de manière excessive, proportionnellement à la richesse et au faste qui s’en suivent. Le résultat en est que la vie rude du désert perd son effet. L’esprit de clan et le courage s’affaiblissent. Les Bédouins s’amollissent dans les bienfaits que Dieu leur a donnés. Leurs enfants, en grandissant, sont trop fiers pour gagner leur vie ou subvenir à leurs propres besoins. Ils n’ont que mépris pour les nécessités en rapport avec l’esprit de clan. Ce mépris devient, finalement, un trait de caractère ou même une seconde nature. Les générations suivantes voient leur esprit de clan décroître avec leur courage, et même disparaître totalement. Ils se détruisent par eux-mêmes(34).
Ibn Khaldûn écrit également : "Quand les gens s’adonnent au luxe et aux délices de la vie à l’excès, on voit alors paraître dans leurs rangs des occupations auxquelles ne s’adonne que celui qui a pu satisfaire ses besoins élémentaires. Il en est ainsi de l’art du chant. En fait, c’est un signe qui révèle que la civilisation a atteint son ultime phase", c’est-à-dire lorsque cette activité devient une véritable profession(35). Parmi les dangers inhérents à la vie de faste est que l’homme en arrive à perdre la capacité de se défendre, habitué qu’il est aux plaisirs que procurent l’aisance et le bien-être. Il a pris l’habitude de louer les services d’autrui pour gérer ses affaires et accomplir ses tâches à sa place au point qu’il en est arrivé à solliciter l’aide rémunérée d’autrui pour assurer sa propre défense. Or il est de notoriété publique que les mercenaires loués pour défendre un pays donné sont ceux qui représentent le plus de danger pour ce pays(36). Machiavel explique cela par le fait que "ce sont là des forces inutiles car disparates et ambitieuses. Elles ne connaissent pas l’ordre et ne respectent ni engagement ni promesse. En plus, elles affichent la bravoure devant les amis, mais deviennent pusillanimes devant l’ennemi. Elles sont donc un signe de déclin de l’Etat, que ce soit par l’entremise même de celui-ci ou à travers la facilitation de la tâche de ceux qui convoitent le pays de l’extérieur(37). Il existe une fraude part de vérité dans les propos de Machiavel. Mais il se trouve que l’histoire regorge de cas d’exception tels que celui des Mamelouks.
Phénomène Mamelouks:
Les Mamelouks étaient connus pur leur amour prononcé pour l’architecture. Et du moment qu’ils sont eux-mêmes un phénomène politique, la politique a joué un rôle évident dans leur incitation à édifier des œuvres architecturales. Cela procède du fait que le système mamelouk était unique en son genre, puisqu’aucune des civilisations d’antan n’a connu de phénomène similaire, quand bien même il s’appuierait sur l’esclavage dans la constitution de l’armée. Il tient aussi sa spécificité de sa capacité à se transformer en une véritable institution ayant ses lois draconiennes, ce qui lui a permis de s’accaparer le pouvoir et de défendre le pays de l’islam contre ses ennemis jurés qu’étaient les Croisés et les Mongols en particulier.
Les historiens musulmans ont relevé l’importance du système mamelouk et sa capacité à défendre l’islam après déchéance du califat abbaside et la chute de Bagdad dans les mains des Mongols. Ibn Khaldûn, le plus éminent parmi ces historiens, a expliqué l’apparition du phénomène par la passion que les Arabes avaient pour le luxe et la vie fastueuse à une certaine phase de leur histoire(38).
A vrai dire, le phénomène mamelouk en Egypte remonte à l’époque de Sâleh Najmeddine Ayoub, lequel disposait de Mamelouks (esclaves) turcs qui l’ont aidé à surmonter son épreuve au moment où les Kurdes l’avaient abandonné à son
1. Par islamiates le 02/07/2024
Salam Les sourates sont données à titre d'exemple. Merci pour votre réactivité