Il est toujours très instructif de lire les mémoires des gens, surtout lorsqu’ils ont atteint un certain âge. Tout d’abord parce que leur vision du monde est « assez complète »; parvenus au sommet tels des oiseaux de montagne, leur vision de la vie est quasi panoramique panoramique, donc plus lucide, plus aiguë, enfin plus juste.
Le livre de Maurice Tubiana intitulé N’oublions pas demain, écrit à 87ans, ne déroge pas à la règle en dépit d’un point de vue très particulier que nous considérons en quelques occasions fragmentaire. Né en 1920 à Constantine (Algérie) dans une famille juive bourgeoise, il put comprendre une grande partie du XIXe siècle à travers le récit de ses parents et a été témoin direct de nombre de grands bouleversements du XXème. Son éducation et son instruction faites au milieu des livres et des intellectuels achevèrent de lui offrir une vision rigoureuse du monde. Son livre est donc utile et les réflexions qui y sont développées méritent qu’on y fasse halte.
Nous ne reprocherions qu’une chose à Tubiana : c’est de connaître si peu la civilisation islamique au point de nourrir à son égard une vision tellement fausse, lui qui est né au beau milieu de celle-ci (même si c’était pendant la période coloniale), qui jouit d’une culture quasi encyclopédique et qui adolescent, parlait de Nietzche et de Marx comme ceux d’aujourd’hui parleraient d’un footballeur ou d’un acteur. En fait, le cancérologue de renom ne fait pas de référence directe à l’Islam, mais il y fait parfois des allusions dont les présupposés et les sous-entendus laissent transparaître un regard bien particulier, teinté d’une certaine condescendance.
Dès son chapitre liminaire « Refuser la fatalité », il écrit : « J’ai appris, dès ma jeunesse, qu’il n’y a pas de fatalité, contrairement à ce « Mektoub » (« c’est écrit ») qui était sans doute le mot le plus fréquemment prononcé dans l’Algérie de mon enfance, généralement pour justifier la paresse et la résignation ». Cette phrase a le mérite de bien résumer ce que pense un certain nombre d’intellectuels occidentaux et orientaux à propos de l’islam : la civilisation islamique serait en décadence parce qu’elle contient en elle-même les germes de sa propre déchéance. Les formules « inchaAllah » (« Si Dieu veut »), « La hawla wa la quwata illa biLah » (« il n’est de pouvoir et de puissance qu’en Dieu »), « atawaqulu ‘ala Allah » (« le fait de se reposer sur Dieu », la prosternation en groupe, les invocations (dou’as) en formeraient les expressions les plus flagrantes. C’est cette fausse croyance que nous voudrions réfuter ici.
D’abord, si cela était réellement le cas, ladite civilisation n’aurait jamais connu ces nombreux siècles de développement inouï. En fait, on semble confondre deux choses foncièrement différentes : l’humilité et la fatalité. Le musulman se sait très petit, très fragile et fort dépendant dans cet immense univers ; il a parfaitement conscience que son existence ne tient à rien et que le moindre caprice météorologique au dessus de sa tête, la moindre secousse en dessous de ses pieds, un simple cyclone peut balayer des siècles d’œuvres humaines. Dans cette méditation où il trouve l’humilité, il sent qu’il a besoin de Dieu où qu’il se trouve au même titre que chaque créature sur ce globe et bien au-delà : « Tous ceux qui sont dans les Cieux ou sur la Terre implorent son secours, pendant que Lui [Dieu] se manifeste chaque jour dans la réalisation d’une œuvre nouvelle » (Coran : 55, 29).
Les invocations qui font partie intégrante du souvenir intime de Dieu porté à son summum par les cinq prières quotidiennes, rythment la vie du croyant et orientent ce dernier sur la voie d’un rappel qui cadence sa journée ; à l’aube, au zénith, au déclin, au coucher et en pleine nuit. Ces prières perpétuent le souvenir intime de Dieu et secondent le croyant dans une introspection régulière. D’ailleurs, ce même rappel ne peut se faire efficacement sans une profonde méditation sur l’œuvre divine : « Il y a, assurément, dans la création des Cieux et de la Terre et de l’alternance de la nuit et du jour des signes pour ceux qui font usage de leur intelligence. Ceux qui debout, assis ou couchés, ne cessent d’invoquer Dieu et de méditer sur la création des Cieux et de la Terre… » (Coran, 3, 191-192). Le rappel de Dieu ne prend ainsi vraiment sens que lorsqu’il est accompagné d’un singulier questionnement sur les environnements incroyables, célestes et terrestres, qui nous entourent et nous accueillent. Le croyant se sachant donc dépendant de l’espace, mais également du temps qui sont l’œuvre de Dieu et sur lesquels il n’a aucune emprise, doit retourner vers son Créateur pour appeler humblement Ses largesses infinies et solliciter Son accompagnement dans ses projets futurs. La formule incha Allah trouve tout son sens ! Ainsi, incha Allah c’est l’esprit d’entreprise sous les couleurs de l’humilité vis-à-vis de Celui qui détient les clés de l’espace et du temps. Molière avait cette belle formule dans Le Tartuffe : « On n’exécute pas tout ce qui se propose/ Et le chemin est long du projet à la chose ».
Cette humilité, nous l’aurons bien saisi, une fois acquise ne se révèle pas une entrave à l’action, elle est bien au contraire une force stimulatrice ; le croyant pour renforcer sa conviction doit sonder son univers et se donner les moyens de l’interroger pour mieux se comprendre et par la même occasion, jouer pleinement son rôle au sein de celui-ci : « : « Ô peuples de djinns et d’hommes ! Si vous pouvez traverser les espaces célestes et les espaces terrestres, faites-le ! Mais vous ne les traverseriez qu’à l’aide d’un pouvoir. » (Coran, 55, 33). De même, la recherche de l’interaction avec les hommes de tout bord, érigée en projet divin, constitue une priorité absolue : « Ô hommes, Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle et Nous vous avons répartis en nations et en tribus dans le but que vous interagissiez… » (Coran, 49, 13). Ces deux éléments, à savoir une profonde méditation sur notre environnement qui doit déboucher sur un strict respect de celui-ci, de même que le respect et la volonté de connaître et d’échanger avec les hommes, deviennent un préalable indispensable pour penser correctement notre existence et éviter les folies meurtrières que nous connaissons depuis un siècle. La philosophe Hannah Arendt, qui à traité cette question ex professo, démontre dans son livre Les Origines du totalitarisme combien le lien est fort entre le mal, l’inhumanité et le fait pour l’homme de renoncer à penser son monde et les relations
qu’il entretient avec ses semblables.
Ainsi, tout acte de bonté est d’abord un acte d’humilité et l’action cohérente qui en découle est celle de la compassion, de la fraternité et de l’amour. L’être humain, sans l’humilité et la sollicitude peut basculer dans l’orgueil et devenir par la même occasion un tyran pour ses semblables. De la sorte, tout acte de progrès qui ne vise pas à rendre plus heureux les hommes est vain. Une nouvelle fois, cette formule incha Allah, loin d’être une expression d’inertie, affirme avant tout l’humilité du croyant et annonce toute la philosophie de bienveillance qui doit commander ses actes.
Le croyant, est appelé à agir sur son monde, à trouver les solutions à ses problèmes à améliorer sa condition de vie tout en se comportant en être responsable devant Dieu : « Invoquez votre Seigneur humblement et secrètement. En vérité, Dieu n’aime pas les transgresseurs. Ne semez pas le désordre sur la Terre, après que l’ordre y a été établi. Invoquez votre Seigneur avec crainte et espoir. La miséricorde de Dieu est à la portée de ceux qui font des œuvres salutaires. » (Coran, 7, 55-56). Cette exhortation à l’action traverse tous les domaines, qu’ils soient d’ordre médical, scientifique ou tout simplement ceux du savoir-vivre. Les versets coraniques abondent en ce sens.
La formule « il n’est de force et de puissance qu’en Dieu » est en réalité le résultat d’une profonde méditation sur la création ; elle est surtout l’aboutissement de l’humilité et de la juste reconnaissance de la Grandeur divine. Cette même sentence finit d’ailleurs souvent par se vider de sa substance et perdre ses couleurs lorsqu’elle est utilisée sans conscience, et de manière mécanique pour tout et n’importe quoi. Le croyant qui fait usage de cette expression a conscience d’une chose : tous ses projets ne peuvent être menés à bien qu’à l’aide d’une force bien au dessus de la sienne, car il ne détient en réalité aucun pouvoir entre ses mains, tout lui échappe et il est soumis aux lois de l’univers au même titre que toutes les autres créatures. Mais ladite force peut être sollicitée et c’est même un devoir que de la solliciter ! Conscient donc de cette formidable assistance qui peut lui être offerte grâce à la miséricorde divine, le croyant peut envisager tous les projets pour peu qu’ils soient nobles, et doit repousser sans cesse les limites pour mériter cette grande tâche qui consiste à être au service de ses semblables.
Toutes ses postures morales sont matérialisées physiquement par la soumission du corps (après celle de l’esprit) et exprimées lors des prosternations journalières et nocturnes. Elles sont surtout bien résumées dans les premiers mots de la sourate la plus récitée par le croyant : « Louange à Dieu, le Maître de l’univers, le Miséricordieux par essence, Le Très Miséricordieux par excellence».
Le croyant échappe à l’angoisse en prenant conscience que son Créateur l’encourage dans son effort à comprendre Son œuvre qu’Il lui dévoile progressivement et de manière quasi-pédagogique. L’homme face à tout cela, retrouve une pleine sérénité en se soumettant en
connaissance de cause et en vouant à Dieu une adoration non plus aveugle, mais pleine de bon sens.
Les récentes découvertes en astronomie achèvent de montrer la petitesse de l’homme dans cet incroyable et immense univers. L’être humain qui fait chaque jour des découvertes aussi surprenantes les unes que les autres, se rend en même temps compte de l’étendue de ses méconnaissances et surtout de son impuissance ; les quelques lois qu’il découvre sont une goutte d’eau dans l’immense océan de règles qui régissent le cosmos. Enfin, ces lois une fois découvertes, loin de se soumettre à la volonté humaine, continuent de s’imposer à l’homme ; l’univers, pour fonctionner, n’a nullement recours aux services de l’être humain et le romantique Gérard de Nerval nous avait fait don de ces deux magnifiques vers : « Des forces que tu tiens ta liberté dispose/ Mais de tous tes conseils l’univers est absent ».
Pour résumer et finir, le Coran loin de décourager les esprits pleins d’initiatives, invite les hommes à innover, à transformer, à rechercher et à interroger leur univers pour mieux en saisir le langage subtil. Dans cette quête de sens, l’homme retrouve progressivement et sûrement confiance en lui et parvient à parfaire sa soumission, une soumission pleine de grandeur puisqu’elle est
exprimée à l’endroit de Dieu : « Et c’est ainsi que nous étendîmes devant Ibrahim (Abraham) le Royaume des Cieux et de la Terre afin de le raffermir dans sa croyance » (Coran, 6, 75). Cette soumission enfin, oriente le croyant humble et entrepreneur sur la voie d’œuvres utiles à ses semblables et à l’environnement qui l’accueille.
« C’est par un effet de la grâce de Dieu que tu es [Ô prophète Muhammad] si conciliant envers les hommes, car si tu te montrais brutal ou inhumain avec eux, ils se seraient tous détachés de toi. Sois donc bienveillant à leur égard ! Implore le pardon de Dieu en leur faveur ! Consulte-les lorsqu’il s’agit de prendre une décision ! Mais, une fois la décision prise place ta confiance en Dieu, car Dieu aime ceux qui mettent en Lui leur confiance » ! (Coran, 3, 159).
A.Bouzelmate
http://havredesavoir.fr/incha-allah-cest-quoi-au-juste/
1. Par islamiates le 02/07/2024
Salam Les sourates sont données à titre d'exemple. Merci pour votre réactivité